Par un arrêt rendu en 1980 dans les affaires jointes 36 et 71/80, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’articulation entre les politiques fiscales nationales et les objectifs de la politique agricole commune. En l’espèce, le gouvernement d’un État membre avait institué une taxe temporaire sur la valeur de certains produits agricoles, dont le lait, les bovins et les céréales, au moment de leur livraison en vue de leur transformation, de leur stockage ou de leur exportation. Cette mesure fiscale, conçue pour être répercutée sur les producteurs agricoles dans le cadre d’une politique générale des revenus, a été contestée devant la haute cour de cet État par des associations de producteurs et des entreprises du secteur. Celles-ci soutenaient que la taxe était incompatible avec le droit communautaire, notamment avec les règlements portant organisation commune des marchés (OCM).
Saisie de l’affaire, la juridiction nationale a décidé de surseoir à statuer avant même d’avoir entièrement établi les faits du litige. Elle a adressé à la Cour de justice deux questions préjudicielles. La première question portait sur le point de savoir si la juridiction nationale avait correctement exercé son pouvoir d’appréciation en saisissant la Cour à un stade aussi précoce de la procédure. La seconde question visait à déterminer si une taxe nationale de cette nature était contraire aux dispositions du traité CEE et des règlements relatifs aux OCM concernées. À la première question, la Cour répond que la décision de saisir la Cour à un stade particulier de la procédure relève du pouvoir d’appréciation de la juridiction nationale. À la seconde, elle juge qu’une telle taxe n’est pas en principe incompatible avec le droit communautaire, à moins qu’elle n’entrave le fonctionnement des mécanismes des OCM, ce qu’il appartient au juge national de vérifier.
La solution de la Cour consacre d’abord l’autonomie du juge national dans la mise en œuvre du dialogue préjudiciel (I), avant de tracer une ligne de partage entre la compétence fiscale des États membres et les exigences de la politique agricole commune (II).
I. La consécration d’un dialogue processuel au service du juge national
La Cour de justice saisit l’occasion de la première question pour rappeler les principes gouvernant le mécanisme de renvoi préjudiciel. Elle réaffirme le pouvoir souverain du juge national quant à l’opportunité du renvoi (A), tout en esquissant les contours d’une coopération juridictionnelle efficace (B).
A. L’affirmation du pouvoir d’appréciation souverain du juge national
La Cour de justice énonce avec clarté que le traité CEE « établit le cadre D ‘ une cooperation etroite entre les juridictions nationales et la cour , fondee sur une repartition de fonctions entre elles ». Dans ce cadre, elle confirme que la décision de poser une question préjudicielle et le choix du moment pour le faire appartiennent exclusivement au juge national. Celui-ci est en effet le seul à avoir « une connaissance directe des faits de L ‘ affaire et des arguments des parties » et doit « assumer la responsabilite de la decision judiciaire a intervenir ». Il est par conséquent le plus à même d’évaluer la nécessité d’une interprétation du droit communautaire pour la solution du litige qui lui est soumis.
En consacrant ce pouvoir d’appréciation, la Cour refuse de contrôler l’opportunité du renvoi opéré par la juridiction irlandaise, même à un stade préliminaire de la procédure. Cette approche pragmatique garantit la flexibilité du dialogue des juges et renforce le rôle du juge national comme premier juge du droit communautaire. L’utilité de la réponse pour le juge du fond devient ainsi le critère déterminant, reléguant au second plan les considérations sur l’état d’avancement de la procédure nationale.
B. Une autonomie tempérée par la nécessité d’une coopération efficace
Si la Cour affirme sans ambiguïté le pouvoir d’appréciation du juge national, elle ne manque pas de souligner l’intérêt d’un renvoi suffisamment éclairé. Elle rappelle ainsi qu’il « peut etre avantageux , selon les circonstances , que les faits de L ‘ affaire soient etablis et que les problemes de pur droit national soient tranches au moment du renvoi a la cour ». L’objectif est de permettre à la Cour de disposer de tous les éléments pertinents pour fournir une interprétation qui ne soit pas abstraite ou hypothétique, mais directement utile à la résolution du litige.
Cette considération préfigure une jurisprudence plus exigeante quant à la recevabilité des renvois, la Cour cherchant à éviter les questions purement consultatives. En l’espèce, elle se contente d’une recommandation, posant les bases d’un équilibre subtil. L’autonomie procédurale du juge national est le principe, mais son exercice doit s’inscrire dans une logique de coopération loyale visant à assurer l’efficacité du système juridictionnel de l’Union.
II. La délimitation de la compétence fiscale nationale au sein de la politique agricole commune
Sur le fond, l’arrêt opère une distinction fondamentale entre la compatibilité de principe d’une mesure fiscale nationale (A) et l’incompatibilité résultant de ses effets concrets sur les mécanismes communautaires (B).
A. La compatibilité de principe d’une imposition nationale des revenus agricoles
La Cour de justice juge qu’une taxe nationale s’inscrivant dans une politique des revenus et touchant les producteurs agricoles n’est pas, en soi, contraire aux organisations communes de marché. Elle énonce clairement que « La politique agricole commune ne vise des lors pas a soustraire les agriculteurs aux effets D ‘ une politique nationale des revenus ». Cette affirmation est essentielle, car elle reconnaît que les États membres conservent leur compétence fiscale, y compris dans des secteurs largement harmonisés comme l’agriculture.
Le raisonnement de la Cour s’appuie sur le fait que les mécanismes de prix des OCM ne visent pas à garantir aux producteurs un revenu net déterminé, à l’abri de toute fiscalité nationale. L’objectif est d’assurer un niveau de vie équitable, mais en tenant compte du fait que l’agriculture est un secteur « intimement lie a L ‘ ensemble de L ‘ economie ». La compétence fiscale nationale demeure donc, à condition qu’elle ne soit pas exercée de manière discriminatoire ou protectrice.
B. L’entrave au fonctionnement des organisations de marché comme limite à la compétence étatique
La Cour établit une limite claire à cette compétence étatique. Une mesure fiscale nationale devient incompatible avec le droit communautaire si elle a « pour effet D ‘ entraver le fonctionnement des mecanismes prevus , dans le cadre des organisations communes concernees ». La compatibilité de principe cède alors le pas devant les effets perturbateurs de la mesure. Il ne s’agit plus d’analyser l’intention du législateur national, mais bien les conséquences objectives de la taxe sur le marché.
La Cour mandate la juridiction nationale pour rechercher si la taxe a eu de tels effets, par exemple en influençant la formation des prix, en modifiant les flux d’approvisionnement ou en incitant les producteurs à se tourner vers des productions non taxées. De même, s’agissant de l’interdiction des taxes d’effet équivalent à un droit de douane, la Cour précise que la taxe ne serait prohibée que si elle grevait « les ventes a L ‘ exportation plus lourdement que les ventes a L ‘ interieur du pays ». L’analyse des effets concrets est donc au cœur du contrôle de la compatibilité de la mesure nationale.