Arrêt de la Cour du 10 mars 1987. – Commission des Communautés européennes contre République italienne. – Défaut de publication d’un avis de marché public de travaux. – Affaire 199/85.

Par un arrêt en manquement du 10 mars 1987, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé le régime juridique applicable aux dérogations aux règles de publicité et de mise en concurrence des marchés publics de travaux. En l’espèce, une municipalité avait attribué de gré à gré un marché portant sur la construction d’une installation de recyclage de déchets, sans procéder à la publication d’un avis de marché au Journal officiel des Communautés européennes. Saisie par l’institution gardienne des traités, elle a considéré que cette pratique constituait une violation des obligations découlant de la directive 71/305/CEE du 26 juillet 1971. L’État membre mis en cause a d’abord soulevé une fin de non-recevoir, arguant s’être conformé à l’avis motivé émis par l’institution requérante en fournissant une déclaration d’intention de la municipalité concernée. Subsidiairement, sur le fond, il a justifié le recours à la procédure de gré à gré par l’existence de circonstances exceptionnelles tenant à la protection de droits d’exclusivité et à une urgence impérieuse. Il revenait donc à la Cour de déterminer, d’une part, si une simple déclaration d’intention de se conformer à l’avenir à une directive suffisait à éteindre l’action en manquement et, d’autre part, dans quelle mesure un pouvoir adjudicateur pouvait se prévaloir des dérogations aux procédures formalisées de passation. Après avoir écarté l’exception d’irrecevabilité au motif que l’État membre n’avait pris aucune mesure pratique pour mettre fin au manquement constaté, la Cour a jugé que les dérogations aux règles de publicité doivent être interprétées strictement et qu’il appartient à celui qui les invoque de prouver que les conditions exceptionnelles sont réunies.

L’analyse de cette décision révèle la volonté de la Cour de garantir l’effectivité des règles de mise en concurrence en affirmant leur primauté sur les exceptions (I), ce qui la conduit logiquement à consacrer une exigence probatoire rigoureuse à la charge du pouvoir adjudicateur qui entend s’en prévaloir (II).

I. L’affirmation de la primauté des règles de mise en concurrence

La Cour rappelle que les dispositions permettant de déroger au droit commun des marchés publics s’inscrivent dans un cadre général visant à assurer la libre concurrence (A) et que, par conséquent, le recours à ces exceptions demeure strictement encadré (B).

A. Le principe de transparence comme fondement du droit des marchés publics

La directive 71/305 vise à la réalisation effective de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services dans le secteur des marchés publics de travaux. Cet objectif suppose l’établissement de règles communes de publicité et de participation afin d’ouvrir les marchés des États membres à l’ensemble des opérateurs économiques de la Communauté. La procédure d’appel d’offres, avec publication d’un avis de marché, constitue ainsi le principe cardinal garantissant une concurrence saine et non faussée entre les soumissionnaires potentiels.

Toute dérogation à ce principe porte nécessairement atteinte à l’ouverture à la concurrence voulue par le traité. Elle prive les entreprises établies dans d’autres États membres de la possibilité de prendre connaissance du marché et, le cas échéant, de présenter une offre. C’est pourquoi le recours à des procédures négociées ou à l’attribution directe demeure, par nature, une faculté limitée, dont l’usage doit être justifié au regard des objectifs fondamentaux du droit communautaire en la matière.

B. L’encadrement strict des possibilités d’adjudication de gré à gré

L’article 9 de la directive prévoit des cas dans lesquels le pouvoir adjudicateur peut passer un marché sans appliquer les règles communes de publicité. L’État membre en l’espèce invoquait deux de ces hypothèses : celle des travaux dont l’exécution ne peut être confiée qu’à un entrepreneur déterminé pour des raisons techniques ou tenant à la protection de droits d’exclusivité, et celle de l’urgence impérieuse résultant d’événements imprévisibles.

La Cour souligne que de telles dispositions, en tant qu’exceptions à un principe fondamental, ne sauraient faire l’objet d’une lecture extensive. Elles visent des situations spécifiques et limitativement énumérées où l’organisation d’une procédure d’appel d’offres se révélerait impossible ou manifestement inappropriée. L’existence de droits d’exclusivité, par exemple, doit rendre objectivement impossible l’exécution des prestations par un autre opérateur. De même, l’urgence doit être à la fois « impérieuse » et issue d’« événements imprévisibles », ce qui exclut les situations d’urgence créées par le pouvoir adjudicateur lui-même.

En rappelant fermement le caractère exceptionnel de ces procédures dérogatoires, la Cour prépare le terrain pour définir les obligations qui pèsent sur l’entité publique qui souhaite y recourir.

II. La consécration d’une exigence probatoire à la charge du pouvoir adjudicateur

La principale portée de cet arrêt réside dans la clarification du régime de la preuve applicable aux dérogations (A), ce qui renforce considérablement la protection des opérateurs économiques et l’effectivité du droit de la concurrence (B).

A. L’attribution de la charge de la preuve à l’auteur de l’allégation

Le cœur du raisonnement de la Cour est exposé dans une formule particulièrement claire, qui constitue un principe directeur en la matière. Elle juge que les dispositions dérogatoires « doivent faire l’objet d’une interprétation stricte et c’est à celui qui entend s’en prévaloir qu’incombe la charge de la preuve que les circonstances exceptionnelles justifiant la dérogation existent effectivement ».

Cette solution est une application orthodoxe des principes généraux de la preuve. Une partie qui invoque une exception à une règle de droit doit démontrer que les conditions d’application de cette exception sont réunies. En l’absence de preuve rapportée par le pouvoir adjudicateur, la Cour n’a pas même à examiner la matérialité des faits invoqués. La simple allégation d’une urgence ou de l’existence de droits d’exclusivité est donc insuffisante. Le manquement est constitué par le défaut de justification probante.

En adoptant cette position, la Cour empêche que les dérogations ne deviennent un moyen facile de contourner les obligations de publicité. Elle impose au pouvoir adjudicateur une discipline procédurale en amont de sa décision, l’obligeant à constituer un dossier solide avant de s’écarter du droit commun.

B. La portée pratique de la solution pour la sécurisation des procédures

Cette décision a une portée considérable pour tous les pouvoirs adjudicateurs au sein de l’Union. Elle les contraint à ne plus considérer le recours à la procédure de gré à gré comme une simple faculté, mais comme une voie strictement subordonnée à la démonstration préalable et documentée de circonstances exceptionnelles. Concrètement, une collectivité souhaitant invoquer l’urgence doit être en mesure de produire des éléments factuels démontrant le caractère imprévisible de l’événement et l’incompatibilité des délais avec une procédure formalisée.

De la même manière, l’invocation de droits d’exclusivité ne peut reposer sur une simple affirmation, mais doit s’appuyer sur des éléments techniques et juridiques établissant l’existence d’un monopole de fait ou de droit. En sanctionnant l’État membre pour une absence de preuve, la Cour adresse un signal fort : le contrôle juridictionnel ne portera pas uniquement sur la qualification juridique des faits, mais d’abord et avant tout sur leur existence même, laquelle doit être établie par l’administration. Cette exigence renforce la sécurité juridique pour les entreprises et garantit que l’ouverture des marchés publics demeure la règle et non l’exception.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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