L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 10 novembre 1982 s’inscrit dans le prolongement de sa jurisprudence relative à la libre circulation des marchandises. Saisie d’une question préjudicielle par une juridiction allemande, la Cour était amenée à interpréter l’article 30 du traité CEE, aujourd’hui devenu l’article 34 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. En l’espèce, un producteur allemand avait conclu un contrat de vente de margarine avec une société belge, garantissant que le produit, conditionné dans des pots en forme de tronc de cône, pouvait être commercialisé en Belgique. Postérieurement à la conclusion du contrat, un arrêté royal belge a interdit la commercialisation au détail de margarine dont l’emballage ne serait pas de forme cubique. L’acheteur belge a alors refusé d’accepter la livraison, estimant que la marchandise n’était plus conforme à la législation de son pays. Le vendeur a contesté ce refus et a saisi une juridiction allemande, laquelle a sursis à statuer afin de demander à la Cour de justice si une telle réglementation nationale constituait une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative. Le problème de droit soulevé consistait donc à déterminer si une réglementation nationale, indistinctement applicable aux produits nationaux et importés, qui impose une forme d’emballage spécifique pour un produit, peut être considérée comme une mesure d’effet équivalent prohibée, alors même qu’elle est justifiée par des motifs de protection du consommateur. La Cour de justice a répondu par l’affirmative, considérant qu’une telle exigence, lorsqu’il existe des moyens moins restrictifs pour atteindre l’objectif de protection, constitue bien une entrave injustifiée aux échanges intracommunautaires.
Il convient d’analyser la manière dont la Cour a qualifié la mesure nationale d’entrave aux échanges (I), avant d’étudier le contrôle strict qu’elle a exercé sur la justification avancée par l’État membre (II).
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I. La qualification de la réglementation sur l’emballage en mesure d’effet équivalent
La Cour confirme sa jurisprudence extensive de la notion de mesure d’effet équivalent (A), tout en la soumettant à un examen au regard de la « règle de raison » (B).
A. L’application extensive de la notion d’entrave aux échanges
La Cour rappelle implicitement la formule de sa jurisprudence antérieure selon laquelle toute réglementation commerciale des États membres susceptible d’entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire est à considérer comme une mesure d’effet équivalent. En l’espèce, la réglementation belge n’interdit pas l’importation de la margarine étrangère mais impose une contrainte relative à son conditionnement. La Cour estime que cette exigence est « de nature a rendre leur commercialisation plus difficile ou plus onereuse ».
En effet, obliger un producteur établi dans un autre État membre à adapter son processus de production ou d’emballage pour un marché spécifique génère des coûts supplémentaires et peut lui fermer certains circuits de distribution. La Cour souligne que cet effet restrictif n’est pas purement hypothétique en relevant que, « malgre des prix sensiblement plus eleves que dans certains autres etats membres, il N ‘ existe pratiquement aucune margarine D ‘ origine etrangere sur le marche belge ». Par cette analyse pragmatique, la Cour établit un lien de causalité entre la réglementation et la faiblesse des importations, confirmant ainsi le caractère d’entrave de la mesure.
B. La soumission de l’entrave au test de la « règle de raison »
Ayant qualifié la mesure d’entrave, la Cour examine si celle-ci peut néanmoins être justifiée. Elle se fonde pour cela sur sa jurisprudence initiée dans un célèbre arrêt de 1979, selon laquelle « les obstacles a la libre circulation intracommunautaire resultant de disparites des reglementations nationales doivent etre acceptes dans la mesure ou une telle reglementation (…) peut etre justifiee comme etant necessaire pour satisfaire a des exigences imperatives tenant, entre autres, a la defense des consommateurs ». La protection du consommateur, invoquée par le gouvernement belge pour éviter la confusion entre le beurre et la margarine, est donc en principe une exigence impérative recevable.
Toutefois, la Cour assortit immédiatement cette possibilité de justification d’une condition stricte de proportionnalité. Une réglementation nationale ne peut être admise que si elle est nécessaire pour atteindre l’objectif visé et si aucune autre mesure moins restrictive pour les échanges n’est envisageable. Ainsi, « si un etat membre dispose D ‘ un choix entre differentes mesures aptes a atteindre le meme but, il lui incombe de choisir le moyen qui apporte le moins D ‘ obstacles a la liberte des echanges ». C’est l’application de ce principe de proportionnalité qui va conduire la Cour à rejeter la justification belge.
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II. Le contrôle strict de la proportionnalité de la mesure de protection
La Cour opère un contrôle rigoureux de l’argument tiré de la protection du consommateur (A), ce qui la conduit à privilégier une alternative moins contraignante (B).
A. Le rejet de l’habitude du consommateur comme justification suffisante
Le gouvernement belge soutenait que la forme cubique de la margarine était « ancree dans les habitudes des consommateurs belges » et constituait une protection efficace contre la confusion avec le beurre. La Cour ne nie pas la légitimité de l’objectif poursuivi, reconnaissant qu’il est juste de vouloir « eviter la confusion, aux yeux du consommateur, entre le beurre et la margarine ». Cependant, elle considère que le moyen utilisé pour y parvenir est excessif.
Imposer une forme d’emballage unique, à l’exclusion de toute autre, « depasse notablement les necessites de L ‘ objectif vise ». En jugeant ainsi, la Cour refuse de sanctuariser les habitudes de consommation nationales dès lors qu’elles ont pour effet de cloisonner les marchés. Elle estime que l’information du consommateur ne doit pas dépendre d’une forme ou d’une présentation traditionnelle, mais de critères plus objectifs et universels, moins susceptibles de se transformer en barrières protectionnistes déguisées.
B. La consécration de l’étiquetage comme alternative moins restrictive
En application du principe de proportionnalité, la Cour identifie une mesure alternative qui permettrait d’assurer l’information du consommateur de manière efficace tout en étant moins préjudiciable à la libre circulation des marchandises. Elle affirme ainsi que « la protection des consommateurs peut etre assuree de maniere aussi efficace par D ‘ autres mesures qui apportent moins D ‘ obstacles a la liberte des echanges, telles que les prescriptions relatives a L ‘ etiquetage ».
L’étiquetage est présenté comme le moyen privilégié et suffisant pour renseigner le consommateur sur la nature du produit qu’il achète. La Cour écarte par ailleurs l’argument selon lequel une directive européenne sur l’étiquetage empêcherait d’imposer des inscriptions de taille suffisante, jugeant que cette directive laisse aux États membres une marge de manœuvre considérable pour garantir une information claire. Cet arrêt confirme donc avec force que, lorsqu’il s’agit de réglementations indistinctement applicables, l’exigence d’une information adéquate par l’étiquetage doit prévaloir sur des contraintes physiques imposées au produit ou à son emballage.