Un arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 10 juillet 1992 se prononce sur la compatibilité avec le droit communautaire d’une convention bilatérale visant à protéger des dénominations géographiques. En l’espèce, une société spécialisée dans la production de confiseries espagnoles a engagé une action en justice contre deux entreprises françaises qui commercialisaient des produits similaires sous des dénominations faisant référence à des villes espagnoles réputées pour cette spécialité. La société demanderesse se prévalait d’une convention conclue le 27 juin 1973 entre la France et l’Espagne, qui réservait l’usage de ces dénominations aux seuls produits originaires d’Espagne. Déboutée de ses demandes par le tribunal de commerce de Perpignan, la société a interjeté appel devant la cour d’appel de Montpellier. Cette dernière, incertaine de la conformité de la convention bilatérale avec les règles du traité CEE relatives à la libre circulation des marchandises, a saisi la Cour de justice à titre préjudiciel. La question posée était de savoir si les articles 30 et 34 du traité s’opposaient à un tel accord et, dans l’affirmative, si l’article 36 pouvait néanmoins le justifier au titre de la protection de la propriété industrielle et commerciale. La Cour de justice répond que les articles 30 et 36 du traité ne font pas obstacle à l’application d’une telle convention bilatérale, à la condition que les dénominations qu’elle protège ne soient pas devenues génériques dans leur État d’origine.
Il convient d’analyser la manière dont la Cour valide ce mécanisme de protection dérogatoire au droit commun (I), avant d’examiner les conditions précises qu’elle pose à cette protection (II).
I. La validation par le droit communautaire d’un mécanisme conventionnel de protection des dénominations géographiques
La Cour reconnaît d’abord que le dispositif de la convention franco-espagnole entre dans le champ d’application de l’article 30 du traité CEE, avant de considérer qu’il est justifié par les objectifs de protection de la propriété industrielle et commerciale.
A. La reconnaissance de l’entrave à la libre circulation des marchandises
La Cour de justice commence par examiner si les interdictions prévues par la convention bilatérale constituent des mesures d’effet équivalant à des restrictions quantitatives à l’importation. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle cette qualification s’applique à « toute réglementation commerciale des États membres susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire ». En l’espèce, bien que la convention ne vise pas directement les flux d’importation entre la France et l’Espagne, elle produit des effets restrictifs. En effet, elle interdit à des entreprises françaises d’utiliser certaines dénominations sur le territoire national, limitant ainsi leur activité commerciale. De plus, la Cour relève que « ces effets potentiels sur le commerce intracommunautaire suffisent pour faire entrer les interdictions édictées par la convention franco-espagnole dans le champ d’application de l’article 30 du traité ». L’analyse démontre ainsi que même une réglementation ne concernant a priori que des opérateurs nationaux peut être qualifiée de mesure d’effet équivalent dès lors qu’elle cloisonne les marchés et affecte potentiellement les échanges entre États membres.
B. La justification de l’entrave par la protection de la propriété industrielle et commerciale
Après avoir établi l’applicabilité de l’article 30, la Cour examine si la dérogation prévue à l’article 36 du traité peut s’appliquer. Cet article autorise des restrictions à la libre circulation si elles sont justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale. Les sociétés françaises soutenaient que les dénominations en cause ne méritaient pas une telle protection, car les produits ne possédaient pas de qualités spécifiques dues à leur origine géographique. La Cour écarte cet argument, refusant de limiter la protection aux seules appellations d’origine dont les caractéristiques sont liées au terroir. Elle affirme que les simples indications de provenance peuvent aussi être protégées, car « ces dénominations peuvent néanmoins jouir d’une grande réputation auprès des consommateurs et constituer pour les producteurs, établis dans les lieux qu’elles désignent, un moyen essentiel de s’attacher une clientèle ». En agissant ainsi, la Cour adopte une conception extensive de la propriété industrielle et commerciale, englobant des dénominations qui, sans garantir une qualité intrinsèque liée au lieu, bénéficient d’une renommée qu’il est légitime de protéger contre l’usurpation. L’objectif de loyauté de la concurrence et de protection de la réputation d’un produit justifie donc l’entrave à la libre circulation.
II. La détermination des conditions d’application de la protection
La Cour de justice précise ensuite le régime de cette protection en écartant les arguments fondés sur un usage antérieur ou sur le caractère prétendument générique des dénominations dans le pays d’importation, pour finalement consacrer le critère décisif du caractère non générique dans le pays d’origine.
A. Le rejet des arguments fondés sur l’usage loyal et le caractère générique dans l’État d’importation
Les entreprises françaises invoquaient un usage « ancien, durable et loyal » des dénominations espagnoles pour justifier leur pratique. La Cour rejette cet argument en distinguant la présente espèce de la situation de l’arrêt *Prantl*, qui concernait la coexistence de deux usages traditionnels dans des États membres différents. En l’occurrence, il ne s’agit pas de la coexistence de deux traditions, mais de « l’utilisation de dénominations de villes espagnoles par des entreprises françaises », ce qui pose le problème de l’usurpation d’une renommée. De même, la Cour écarte l’idée selon laquelle les dénominations seraient devenues génériques en France, et donc libres d’usage. Elle refuse de se placer sur le terrain de la perception du consommateur français. En effet, l’objet même de la convention bilatérale est de déroger au principe de territorialité, selon lequel la protection est normalement régie par le droit du pays où elle est demandée. Le mécanisme conventionnel vise précisément à empêcher qu’une dénomination protégée dans son pays d’origine ne devienne générique dans un autre État membre par un usage prolongé.
B. La consécration du critère du caractère non générique dans l’État d’origine
Le point central de l’arrêt réside dans le critère retenu par la Cour pour valider la protection. La convention bilatérale a pour effet de substituer le droit du pays d’origine (l’Espagne) au droit du pays d’importation (la France) pour apprécier la légitimité de la protection. La Cour en tire une conséquence logique et déterminante : la seule condition à la validité de cette protection étendue est que la dénomination n’ait pas perdu son caractère distinctif dans son propre pays. La Cour juge que le traité « ne s’oppose pas à ce que cette protection soit étendue au territoire d’un autre État membre ». La solution est donc formulée dans le dispositif de l’arrêt, qui valide l’application de la convention « pourvu que les dénominations protégées n’aient pas acquis, au moment de l’entrée en vigueur de cette convention ou postérieurement à ce moment, un caractère générique dans l’État d’origine ». Ce faisant, la Cour offre une protection renforcée aux indications géographiques dans le cadre d’accords bilatéraux, en neutralisant l’effet d’une éventuelle « généricisation » de la dénomination sur le marché d’exportation et en faisant de son statut dans son berceau d’origine l’unique critère de sa protection à l’échelle communautaire.