Arrêt de la Cour du 11 juillet 1984. – Commission des Communautés européennes contre République italienne. – Manquement d’État – Mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’importation. – Affaire 51/83.

Par un arrêt rendu en matière de recours en manquement, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à clarifier les exigences procédurales de la phase précontentieuse et à réaffirmer les principes fondamentaux de la libre circulation des marchandises. En l’espèce, la Commission des Communautés européennes a engagé une procédure contre un État membre en raison de sa législation limitant l’utilisation de la gélatine animale dans la composition de certains produits alimentaires, ce qui constituait selon elle une entrave à l’importation de denrées légalement fabriquées et commercialisées dans d’autres États membres. La procédure a débuté par l’envoi d’une lettre de mise en demeure qui reprochait à l’État concerné une restriction visant uniquement une catégorie de confiseries. Suite à la réponse de cet État, la Commission a émis un avis motivé élargissant le grief à d’autres produits, notamment l’ensemble des produits de la confiserie, les viandes en conserve et les glaces alimentaires. L’État n’ayant pas modifié sa réglementation dans le délai imparti, la Commission a saisi la Cour de justice. Devant la Cour, l’État membre a soulevé une exception d’irrecevabilité, arguant que l’élargissement des griefs entre la lettre de mise en demeure et l’avis motivé portait atteinte à ses droits de la défense. Sur le fond, il justifiait sa réglementation par la nécessité de protéger les consommateurs contre l’erreur et de préserver la santé publique. Se posaient alors à la Cour deux questions de droit distinctes. D’une part, il s’agissait de déterminer si la modification substantielle de l’objet du litige par la Commission au cours de la phase précontentieuse constituait une irrégularité de nature à vicier la procédure et à rendre le recours partiellement irrecevable. D’autre part, la Cour devait se prononcer sur le point de savoir si une réglementation nationale limitant l’importation de produits alimentaires pour des motifs de protection des consommateurs et de la santé publique pouvait se justifier au regard de l’interdiction des mesures d’effet équivalant à des restrictions quantitatives posée par le traité. La Cour répond à la première question par l’affirmative, en jugeant le recours irrecevable pour tout ce qui excède le périmètre du grief initialement notifié. Sur le fond, elle constate que la restriction imposée par l’État membre constitue un manquement à ses obligations, les justifications avancées n’étant pas établies.

L’arrêt précise ainsi le cadre formel du recours en manquement (I) avant de procéder à une application classique des règles relatives à la libre circulation des marchandises (II).

I. Le rappel rigoureux des garanties procédurales en matière de recours en manquement

La Cour consacre la première partie de son raisonnement à la recevabilité du recours, en insistant sur la fonction de la phase précontentieuse. Elle réaffirme le caractère impératif de la délimitation du litige par la lettre de mise en demeure (A), ce qui la conduit logiquement à sanctionner par l’irrecevabilité tout élargissement ultérieur de l’objet du recours (B).

A. La délimitation impérative du litige par la lettre de mise en demeure

La Cour rappelle avec fermeté que la phase précontentieuse voulue par le traité n’est pas une simple formalité. Elle souligne que « la lettre de mise en demeure a pour but de circonscrire l’objet du litige et d’indiquer à l’État membre qui est invité à présenter ses observations les éléments nécessaires à la préparation de sa défense ». Cette phase a une double finalité : permettre à l’État membre de régulariser sa situation et, à défaut, lui garantir la pleine connaissance des reproches formulés par la Commission afin qu’il puisse utilement faire valoir ses arguments. Le respect des droits de la défense est donc au cœur de cette procédure.

En affirmant que la possibilité pour l’État de présenter ses observations constitue « une garantie essentielle voulue par le traité », la Cour érige la lettre de mise en demeure en acte de procédure fondamental. C’est cet acte qui fixe de manière contradictoire les bornes du débat juridique. Par conséquent, la Commission ne peut, au stade de l’avis motivé, modifier unilatéralement la substance des griefs, car cela priverait l’État membre de la possibilité de se défendre efficacement sur les nouveaux points soulevés, vidant ainsi de sa substance la garantie procédurale offerte par la première étape de la procédure.

B. L’irrecevabilité sanctionnant l’élargissement de l’objet du recours

Tirant les conséquences de ce principe, la Cour examine les faits de l’espèce. Elle constate que la lettre de mise en demeure visait uniquement la limitation de l’emploi de la gélatine dans les bonbons, tandis que l’avis motivé et le recours contentieux ont étendu le reproche à l’ensemble des produits de la confiserie, aux viandes en conserve et aux glaces. Cette extension constitue selon elle une méconnaissance de l’obligation de garantir les droits de la défense de l’État mis en cause. La sanction de cette irrégularité est l’irrecevabilité partielle du recours.

La Cour écarte par ailleurs l’argument selon lequel l’État membre, en formulant des observations sur l’avis motivé, aurait couvert l’irrégularité. Elle juge que « cette irrégularité ne peut pas être considérée comme effacée par le fait que la république italienne a, par la suite, formulé des observations sur l’avis motivé ». Cette position est rigoureuse mais logique : accepter qu’une réponse de l’État puisse purger un vice de procédure reviendrait à affaiblir la portée de la garantie elle-même. La Cour préserve ainsi l’intégrité de la phase précontentieuse et s’assure que le dialogue entre la Commission et l’État membre se déroule dans un cadre juridique clair et stable, où les termes du débat ne peuvent être modifiés unilatéralement.

II. La confirmation de la primauté de la libre circulation des marchandises

Une fois le périmètre du litige circonscrit, la Cour se penche sur le fond de l’affaire. Elle applique sa jurisprudence constante en matière d’entraves aux échanges, en écartant les justifications avancées par l’État membre, qu’elles soient tirées du droit dérivé et de la protection des consommateurs (A) ou de la protection de la santé publique (B).

A. Le rejet des justifications tirées du droit dérivé et de la protection des consommateurs

L’État membre soutenait en premier lieu que la réglementation de la gélatine relevait d’une directive communautaire qui lui laissait une totale liberté d’action. La Cour rejette cet argument en constatant qu’aucune disposition de la directive en question ne permet de se départir de l’interdiction posée par l’article 30 du traité. Il s’agit d’une application classique du principe selon lequel les textes de droit dérivé doivent être interprétés à la lumière des principes fondamentaux du traité, et ne sauraient créer des zones de non-droit où la libre circulation serait suspendue.

En second lieu, l’État membre invoquait la protection des consommateurs, qui pourraient être induits en erreur par une utilisation illimitée de gélatine. La Cour, fidèle à sa jurisprudence, soumet cette justification à un test de proportionnalité. Elle rappelle qu’« il est possible aux États membres de satisfaire à un tel impératif en mettant en œuvre un moyen approprié entravant le moins possible le courant des échanges entre États membres, telle étant par exemple l’information convenable du consommateur ». Une interdiction générale et absolue est donc jugée disproportionnée dès lors que des mesures moins restrictives, comme un étiquetage approprié, suffisent à atteindre l’objectif de protection.

B. L’absence de preuve du risque pour la santé publique

Enfin, l’État membre tentait de justifier sa mesure par des considérations de santé publique, en alléguant le danger d’une utilisation illimitée de la gélatine. Si la protection de la santé publique est une des justifications admises par le traité pour restreindre la libre circulation, la Cour a toujours exigé que le risque invoqué soit réel et documenté, et non purement hypothétique. La charge de la preuve pèse sur l’État qui entend se prévaloir de cette dérogation.

Or, en l’espèce, la Cour constate sèchement que « le gouvernement italien n’apporte, à l’appui de cette allégation, aucune preuve ni aucun indice permettant de conclure à un danger réel pesant sur la santé publique ». En l’absence de toute démonstration scientifique ou factuelle, l’argument est écarté. Cette solution confirme que la Cour exerce un contrôle strict sur les justifications liées à la santé publique, afin d’éviter que celles-ci ne soient utilisées comme un prétexte pour masquer des mesures protectionnistes. L’État membre ne peut se contenter d’affirmer un risque ; il doit le prouver de manière circonstanciée.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture