Par un arrêt du 11 juillet 1985, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer, sur renvoi préjudiciel du tribunal de grande instance de Paris, sur la compatibilité d’une législation nationale avec les principes de libre circulation des marchandises et des services. La loi française en cause instaurait un délai d’un an entre l’exploitation d’une œuvre cinématographique en salle et sa commercialisation sous forme de vidéocassettes, afin de protéger la filière de la projection en salle.
En l’espèce, des litiges étaient nés de l’exploitation de films sous forme de vidéocassettes avant l’expiration du délai légal. Dans une première affaire, une société de production britannique avait cédé les droits d’exploitation en salle à une entreprise française, puis concédé une licence de commercialisation en vidéocassettes à une autre société française. L’exploitation anticipée de ces vidéocassettes avait conduit à leur saisie à la demande de la fédération nationale des cinémas. Dans une seconde affaire, concernant un film français, l’éditeur de la vidéocassette avait également procédé à une commercialisation anticipée, motivée par la circulation de copies pirates, ce qui avait entraîné une interdiction de diffusion par voie de référé.
Saisi de ces deux litiges, le tribunal de grande instance de Paris a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur la conformité de cette réglementation avec les articles 30, 34, 36 et 59 du traité CEE. Les sociétés requérantes soutenaient que l’interdiction d’exploitation constituait une entrave injustifiée à la libre circulation des marchandises et à la libre prestation de services. À l’inverse, le gouvernement français et la fédération des cinémas défendaient une mesure nécessaire à la survie économique de la création cinématographique, qui dépendait majoritairement des recettes en salle.
Il était ainsi demandé à la Cour si une législation nationale qui, pour un objectif de politique culturelle, interdit la commercialisation de vidéocassettes pendant une durée limitée après la sortie d’un film en salle, constitue une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’importation prohibée par l’article 30 du traité.
La Cour de justice répond que l’article 30 du traité ne s’applique pas à une telle législation, dès lors que celle-ci s’applique indistinctement aux produits nationaux et importés et que les entraves aux échanges intracommunautaires qui pourraient en découler ne sont pas disproportionnées par rapport à l’objectif poursuivi. La solution retenue par la Cour repose ainsi sur une analyse qui écarte la qualification de mesure d’effet équivalent (I), tout en soumettant la réglementation nationale à des conditions strictes inspirées du droit communautaire (II).
I. L’exclusion de la réglementation de la catégorie des mesures d’effet équivalent
La Cour de justice parvient à écarter l’application de l’article 30 du traité en qualifiant la mesure litigieuse non comme une restriction à l’importation mais comme une modalité de commercialisation (A), justifiée par un objectif légitime de politique culturelle (B).
A. La qualification de la mesure en tant que modalité de commercialisation
La Cour constate que la réglementation française « s’applique indistinctement aux vidéocassettes fabriquées sur le territoire national ou importées ». Ce faisant, elle ne vise pas à régir les courants d’échanges commerciaux entre les États membres. Elle n’a pas non plus pour effet de favoriser la production nationale au détriment de celle des autres États membres. La loi ne porte pas sur les caractéristiques intrinsèques du produit mais réglemente les conditions de sa mise en vente sur le marché national, en l’occurrence le moment où cette commercialisation peut intervenir.
En raison de son caractère indistinctement applicable, la mesure ne peut être assimilée à une restriction quantitative. Elle échappe par principe à la prohibition de l’article 30 du traité CEE. Ce raisonnement préfigure la jurisprudence ultérieure de la Cour, qui distinguera plus nettement les réglementations relatives aux conditions de commercialisation des produits de celles relatives à leurs caractéristiques. La Cour admet ainsi qu’une réglementation qui organise la chronologie des modes de diffusion d’une œuvre ne constitue pas, par sa nature, une mesure protectionniste déguisée. Cette analyse est toutefois conditionnée par la finalité de la mesure en cause.
B. La légitimité de l’objectif de soutien à la création cinématographique
La Cour se montre sensible à l’argumentaire du gouvernement français, qui insistait sur la nécessité de préserver la rentabilité de l’exploitation en salle pour assurer le financement et donc la création d’œuvres cinématographiques. Elle reconnaît que le soutien à l’industrie du cinéma constitue un objectif d’intérêt général qui peut justifier certaines limitations. La Cour valide le raisonnement selon lequel la priorité accordée à l’exploitation en salle est une condition essentielle à la rentabilité des investissements dans la production de films.
En acceptant cette justification, la Cour admet qu’un objectif de nature culturelle peut être poursuivi par un État membre, même si les mesures adoptées ont des répercussions économiques. Elle estime qu’un régime national qui « vise à reserver, pendant une periode initiale limitée, la diffusion de ces oeuvres par priorité a l’exploitation en salle » poursuit un but légitime au regard du droit communautaire. La Cour consacre ainsi la protection de la création culturelle comme une exigence impérative pouvant faire obstacle à l’application des libertés de circulation, à condition que cette protection ne soit pas un prétexte à des restrictions arbitraires.
II. L’encadrement de la réglementation nationale par les exigences du droit communautaire
Bien que la Cour écarte l’application de principe de l’article 30, elle ne donne pas pour autant un blanc-seing au législateur national. La validité de la mesure est subordonnée au respect du principe de proportionnalité (A), ce qui confirme l’émergence de justifications d’intérêt général en dehors du cadre de l’article 36 du traité (B).
A. Le contrôle de la proportionnalité de l’entrave
La Cour de justice conditionne sa solution au respect d’un critère de proportionnalité. Elle précise que la réglementation n’est compatible avec le traité qu’à la condition que « les entraves eventuelles qu’elle cause aux echanges intracommunautaires n’aillent pas au-dela de ce qui est necessaire pour assurer l’objectif visé ». Cette exigence implique que la mesure doit être à la fois apte à réaliser l’objectif de soutien à la création cinématographique et ne pas restreindre la circulation des vidéocassettes plus que nécessaire.
Il appartiendra donc au juge national d’apprécier si le délai d’un an fixé par la réglementation française est une durée adéquate et nécessaire ou si un délai plus court aurait permis d’atteindre le même résultat en affectant moins lourdement les échanges. La Cour fournit ainsi une grille d’analyse au juge de renvoi, qui devra mettre en balance l’impératif culturel et la liberté de circulation. Ce contrôle de proportionnalité constitue une garantie essentielle contre les dérives protectionnistes et assure que les exceptions au marché unique demeurent strictement encadrées et justifiées.
B. La consécration d’une justification culturelle en dehors de l’article 36
L’arrêt revêt une portée significative en ce qu’il reconnaît qu’une politique culturelle peut constituer une « exigence impérative d’intérêt général » justifiant une entrave à la libre circulation des marchandises. Cette notion, dégagée dans l’arrêt *Cassis de Dijon*, permet d’admettre des justifications non prévues par la liste exhaustive de l’article 36 du traité. En l’espèce, la Cour accepte que la protection du cinéma en tant qu’expression artistique et culturelle puisse légitimer une réglementation commerciale indistinctement applicable.
Cette décision illustre la flexibilité du droit communautaire, capable de concilier les objectifs d’intégration économique avec la préservation des particularismes culturels des États membres. Elle confirme que le traité ne vise pas à une uniformisation totale des législations nationales, mais laisse aux États une marge d’appréciation pour la poursuite d’objectifs légitimes, sous le contrôle du juge communautaire. La protection de la création cinématographique est ainsi élevée au rang d’impératif pouvant faire échec à la logique purement marchande, préfigurant la place que la culture occupera dans les traités ultérieurs.