Par un arrêt en date du 5 octobre 1989, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la compatibilité d’un régime fiscal national avec les exigences de l’article 95 du traité CEE. La Cour était saisie d’un recours en manquement introduit par la Commission à l’encontre d’un État membre.
En l’espèce, cet État avait mis en place un régime d’imposition sur les alcools qui prévoyait un taux de droit de fabrication réduit pour les eaux-de-vie issues de la distillation du vin, des sous-produits de la vinification, et d’autres produits agricoles spécifiques comme les céréales ou les fruits. En revanche, les alcools distillés à partir d’autres matières premières, notamment la canne à sucre, se voyaient appliquer un taux plein, significativement plus élevé. Cette distinction avait pour conséquence de taxer plus lourdement le rhum, un produit majoritairement importé, que les eaux-de-vie traditionnellement produites sur le territoire national.
La Commission, considérant que cette différence de traitement fiscal constituait une mesure protectionniste déguisée, a engagé une procédure en manquement. Elle soutenait que ce système fiscal violait l’article 95 du traité en favorisant la production nationale au détriment des produits importés similaires ou concurrents. L’État membre défendeur contestait cette analyse, arguant d’une part que le rhum n’était pas un produit similaire aux eaux-de-vie nationales, et d’autre part que l’effet protecteur de la taxation n’était pas concrètement démontré par la Commission.
La question de droit soumise à la Cour était donc de déterminer si un régime fiscal national qui applique une charge fiscale supérieure à un spiritueux importé, tel que le rhum, par rapport aux eaux-de-vie d’origine nationale, constitue une imposition intérieure discriminatoire prohibée par l’article 95 du traité CEE.
La Cour a jugé que, en instituant un tel régime, l’État membre avait manqué à ses obligations pour ce qui concerne le rhum, car ces produits sont en situation de concurrence et la différence de taxation influence le marché en défaveur du produit importé. Elle a toutefois rejeté le recours pour d’autres alcools également visés par la Commission, au motif que la preuve de leur importation et de leur assujettissement à la taxe la plus élevée n’avait pas été suffisamment rapportée. Cette décision confirme une conception large de la notion de concurrence entre produits (I), tout en réaffirmant la rigueur des exigences probatoires dans le cadre d’une procédure en manquement (II).
I. La confirmation d’une approche extensive de la concurrence fiscale
La Cour, pour établir le manquement de l’État membre, s’appuie sur une interprétation finaliste de l’article 95 du traité, en consolidant sa jurisprudence relative au rapport de concurrence entre les produits (A) et en caractérisant l’effet protecteur de la fiscalité mise en place (B).
A. La reconnaissance d’un rapport de concurrence entre les eaux-de-vie
La Cour écarte rapidement le débat sur la similarité des produits au sens du premier alinéa de l’article 95 pour se concentrer sur leur relation de concurrence, relevant du second alinéa. Elle rappelle que le rhum et les eaux-de-vie de vin ou de marc, bien que présentant des caractéristiques organoleptiques distinctes, sont tous des produits issus de la distillation. Cette origine commune, ainsi que leurs usages, suffisent à les rendre substituables aux yeux des consommateurs. La Cour estime ainsi que ces boissons « partagent avec les eaux-de-vie de vin et de marc suffisamment de propriétés communes pour constituer, du moins dans certaines circonstances, une alternative de choix pour le consommateur ».
En affirmant ce rapport de concurrence, la juridiction européenne adopte une approche pragmatique et économique. Elle ne s’arrête pas à une comparaison technique ou formelle des matières premières, mais évalue la réalité du marché et les habitudes de consommation. Cette analyse large est indispensable pour garantir l’effet utile de l’article 95, lequel vise à « assurer la libre circulation des marchandises entre les États membres dans des conditions normales de concurrence ». En considérant que des spiritueux d’origines différentes peuvent répondre à des besoins identiques ou similaires, la Cour empêche les États membres de créer des catégories fiscales artificielles pour contourner l’interdiction des discriminations.
B. La caractérisation de l’effet protecteur de la taxation différenciée
Une fois le rapport de concurrence établi, la Cour examine si le régime fiscal litigieux a pour effet de protéger la production nationale. Elle constate que le système fiscal a été conçu de telle manière que les eaux-de-vie les plus typiques de la production nationale bénéficient systématiquement du taux d’imposition le plus faible. Inversement, le rhum, qui est presque exclusivement un produit d’importation, se trouve dans la catégorie fiscale la plus lourdement taxée.
Pour la Cour, cette corrélation entre l’origine des produits et leur traitement fiscal est un indice majeur de l’intention protectionniste du législateur national. Elle se réfère à sa jurisprudence antérieure pour souligner que « ces différences de taxation influençaient le marché des produits en cause en diminuant la consommation des produits importés ». La démonstration d’un tel effet n’exige pas une analyse statistique complexe des flux commerciaux après l’entrée en vigueur de la loi. La structure même du régime fiscal, en créant un désavantage de prix pour le produit importé, suffit à établir que la concurrence est faussée et que la production nationale est indirectement protégée, en violation de l’objectif de neutralité fiscale de l’article 95.
II. La portée définie par la rigueur de la charge probatoire
Si la Cour censure clairement le dispositif fiscal discriminatoire, la portée de sa décision est néanmoins encadrée par une application stricte des règles de preuve. Elle rejette ainsi les justifications économiques avancées par l’État membre (A), mais elle rappelle également à la Commission les exigences qui pèsent sur elle en tant que partie requérante (B).
A. Le rejet des justifications fondées sur la structure de production
L’État membre tentait de justifier la différence de taxation par la nécessité de compenser les coûts de production prétendument plus élevés des eaux-de-vie issues de la viticulture. La Cour rejette implicitement cet argument en se concentrant sur la finalité de l’article 95, qui est d’assurer une parfaite neutralité concurrentielle, indépendamment des conditions de production propres à chaque État. Permettre à un État de compenser par la fiscalité les désavantages structurels de ses industries reviendrait à légitimer des mesures protectionnistes.
De plus, la Cour écarte l’argument de l’État membre selon lequel une part de la production nationale, notamment les alcools de mélasse, serait également soumise au taux plein. Elle observe que ces alcools « ne peuvent être considérés comme se trouvant dans un rapport de concurrence avec les eaux-de-vie », car ils ne sont pas destinés en l’état à la consommation humaine. Par conséquent, l’État défendeur n’a pas réussi à démontrer « qu’une partie essentielle de la production nationale des boissons alcooliques figurait dans la même catégorie fiscale que le rhum ». La Cour réaffirme ainsi que, pour qu’un système de taxation différenciée soit jugé non protecteur, chaque catégorie fiscale doit inclure une part significative de la production nationale des produits concernés.
B. La primauté de la charge de la preuve dans le recours en manquement
La nuance la plus importante de cet arrêt réside dans le rejet partiel du recours de la Commission. Celle-ci visait non seulement le rhum, mais aussi d’autres alcools susceptibles d’être produits à partir de canne à sucre, comme certaines liqueurs ou le gin. Or, la Cour constate que la Commission n’a pas fourni de preuves suffisantes pour étayer cette partie de sa requête. Elle souligne qu’« il incombe à la Commission d’établir l’existence du manquement allégué ».
En l’espèce, les statistiques produites ne permettaient pas de distinguer l’origine précise de l’alcool utilisé dans les produits importés. Faute de pouvoir établir que ces autres boissons étaient bien fabriquées à partir d’alcool de canne et donc soumises à la taxe la plus élevée, la Cour se déclare dans l’incapacité de se prononcer. Cette position rappelle que la procédure en manquement obéit aux règles classiques de la preuve. Même lorsque le principe juridique est clair, la Cour ne peut condamner un État sur la base de simples allégations ou de présomptions non étayées. La solution illustre la rigueur procédurale de la Cour et sa réticence à statuer au-delà des faits solidement établis par la partie requérante.