Arrêt de la Cour du 11 juillet 1996. – Eurim-Pharm Arzneimittel GmbH contre Beiersdorf AG (C-71/94), Boehringer Ingelheim KG (C-72/94) et Farmitalia Carlo Erba GmbH (C-73/94). – Demandes de décision préjudicielle: Bundesgerichtshof – Allemagne. – Reconditionnement de produits de marque – Article 36 du traité CE. – Affaires jointes C-71/94, C-72/94 et C-73/94.

L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes en réponse à plusieurs questions préjudicielles posées par le Bundesgerichtshof allemand, aborde la délicate conciliation entre la protection du droit des marques et l’impératif de libre circulation des marchandises au sein du marché unique. En l’espèce, une entreprise spécialisée dans l’importation parallèle de produits pharmaceutiques acquérait dans divers États membres des médicaments authentiques pour les commercialiser en Allemagne. Ces produits, fabriqués par de grands laboratoires ou sous leur licence, étaient initialement conditionnés dans des emballages conformes aux normes et réglementations de leur marché d’origine, notamment en France, en Espagne et au Portugal. Les tailles de ces conditionnements ne correspondaient cependant pas aux standards de prescription et de remboursement en vigueur sur le marché allemand.

L’importateur procédait donc à un reconditionnement des produits. Cette opération consistait soit à créer de nouveaux emballages extérieurs dans lesquels étaient insérés les emballages d’origine accompagnés de plaquettes alvéolaires supplémentaires prélevées sur d’autres boîtes, soit à modifier l’emballage d’origine en y ajoutant des comprimés et des étiquettes autocollantes. Ces nouveaux emballages ou modifications mentionnaient que le produit avait été importé et reconditionné par l’importateur, tout en laissant visible la marque originale du fabricant. Les titulaires des marques concernées, estimant que ces agissements constituaient une contrefaçon, ont saisi les juridictions allemandes pour obtenir la cessation de cette pratique et des dommages-intérêts. Après avoir obtenu gain de cause en première instance et en appel, l’importateur a formé un pourvoi devant la juridiction suprême allemande, qui a alors sursis à statuer. La juridiction de renvoi a interrogé la Cour sur la compatibilité d’une telle opposition du titulaire de la marque avec l’article 36 du traité CE, qui autorise des restrictions à la libre circulation pour des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, à condition qu’elles ne constituent ni une discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée.

La question de droit posée à la Cour était de déterminer si et dans quelles conditions le titulaire d’un droit de marque peut s’opposer à l’importation parallèle de ses propres produits lorsque l’importateur les a reconditionnés pour les adapter au marché de destination. La Cour y répond en affirmant que le titulaire peut légitimement exercer son droit d’opposition, sauf si un ensemble de conditions strictes est rempli par l’importateur. Elle juge que l’opposition du titulaire est injustifiée si elle contribue à un « cloisonnement artificiel des marchés », si le reconditionnement est nécessaire à la commercialisation dans l’État d’importation, et si celui-ci est effectué dans le respect de l’état originaire du produit, de la réputation de la marque et des droits d’information du titulaire. Par cette décision, la Cour ne se contente pas de réitérer ses jurisprudences antérieures, mais en précise la portée et les modalités d’application de manière détaillée.

L’analyse de cet arrêt révèle d’une part la confirmation des fonctions essentielles de la marque comme justification d’un droit d’opposition mesuré (I), et d’autre part l’encadrement strict de l’exercice de ce droit par des critères pragmatiques visant à préserver l’effectivité du marché unique (II).

***

I. La consolidation des fonctions de la marque comme fondement du droit d’opposition

La Cour de justice réaffirme que le droit de marque confère à son titulaire une protection légitime dont les contours sont définis par les fonctions essentielles que ce droit est censé garantir. L’analyse de la Cour se déploie en deux temps : elle rappelle d’abord que le droit de marque a pour objet spécifique de garantir au consommateur l’identité d’origine et la qualité du produit (A), avant de souligner que ce droit ne saurait être dévoyé pour maintenir des barrières artificielles entre les marchés nationaux, en vertu du principe de l’épuisement des droits (B).

A. La garantie d’origine comme objet spécifique du droit de marque

L’arrêt rappelle avec force que la fonction première du droit de marque est de protéger le consommateur contre la confusion sur la provenance des produits. La Cour énonce que la marque « doit constituer la garantie que tous les produits qui en sont revêtus ont été fabriqués sous le contrôle d’une entreprise unique à laquelle peut être attribuée la responsabilité de leur qualité ». Cette garantie de provenance implique pour le consommateur la certitude que le produit n’a subi aucune altération par un tiers sans l’autorisation du titulaire. Par conséquent, toute intervention d’un tiers, tel qu’un reconditionnement, est par nature susceptible de porter atteinte à cette garantie.

C’est en se fondant sur cet objet spécifique que la Cour reconnaît, par principe, le droit pour le titulaire de s’opposer à la commercialisation de produits reconditionnés. L’intervention de l’importateur, même si elle porte sur un produit authentique, rompt le lien direct entre le fabricant et le consommateur final, introduisant un risque, même potentiel, d’altération du produit ou de sa présentation. La Cour légitime ainsi le scepticisme des titulaires de marques face à de telles manipulations, surtout dans le secteur pharmaceutique où l’intégrité du produit et la confiance du public sont des enjeux majeurs. Le droit d’opposition du titulaire est donc présenté non comme une prérogative absolue, mais comme un instrument au service de la fonction essentielle de la marque.

B. L’épuisement du droit comme limite au cloisonnement des marchés

Si la Cour protège la fonction de la marque, elle rappelle aussitôt que cette protection n’est pas illimitée et doit se concilier avec les principes fondamentaux du traité, notamment la libre circulation des marchandises. Elle réaffirme ainsi la théorie de l’épuisement du droit de marque, selon laquelle le titulaire ne peut s’opposer à la commercialisation d’un produit qu’il a lui-même, ou avec son consentement, mis en circulation dans un autre État membre. Le but de cette règle est d’éviter que les droits de propriété industrielle ne soient utilisés pour « cloisonner les marchés nationaux et de favoriser ainsi le maintien des différences de prix pouvant exister entre les États membres ».

La Cour précise utilement la notion de « cloisonnement artificiel des marchés ». Elle clarifie que cette condition ne requiert pas de la part de l’importateur la preuve d’une intention délibérée du titulaire de la marque de segmenter les marchés. Le caractère « artificiel » du cloisonnement découle objectivement du fait que l’exercice du droit de marque entrave les importations parallèles alors que cela n’est pas justifié par la nécessité de sauvegarder l’objet spécifique de la marque. Ainsi, lorsque le titulaire commercialise des conditionnements différents selon les États membres, rendant de fait l’importation impossible sans reconditionnement, son opposition à ce dernier contribue à un tel cloisonnement. L’équilibre est donc clairement posé : le droit d’opposition cède lorsque son exercice ne protège plus la fonction de garantie de la marque mais sert à isoler un marché national.

***

II. La systématisation des conditions de l’exception au droit d’opposition

Au-delà de la réaffirmation des principes, l’apport majeur de l’arrêt réside dans la formulation d’un ensemble de critères cumulatifs, précis et pragmatiques. Ces conditions, que l’importateur doit satisfaire pour pouvoir légitimement reconditionner le produit, concernent tant la matérialité de l’opération (A) que les exigences d’information et de préservation de l’image du produit (B).

A. La double condition de nécessité du reconditionnement et de respect de l’intégrité du produit

La Cour établit en premier lieu que le reconditionnement doit être « nécessaire pour commercialiser le produit dans l’État membre d’importation ». Cette nécessité n’est pas laissée à la libre appréciation de l’importateur. Elle doit résulter de barrières objectives, telles qu’une réglementation nationale sur la taille des emballages, des pratiques de prescription médicale établies, ou des règles de remboursement des organismes d’assurance maladie. L’arrêt précise que le simple fait que le titulaire commercialise l’une des tailles d’emballage dans les deux pays ne suffit pas à écarter la nécessité, si cela empêche l’importateur d’accéder à une partie significative du marché. Le reconditionnement ne doit donc pas être un simple artifice marketing, mais bien une condition d’accès effectif au marché.

En second lieu, la Cour exige qu’il soit démontré que « le reconditionnement ne saurait affecter l’état originaire du produit contenu dans l’emballage ». Elle fournit des exemples concrets : le simple retrait de plaquettes alvéolaires de leur emballage d’origine pour les insérer dans un nouvel emballage extérieur est considéré comme ne comportant pas de risque d’affectation. Cependant, elle charge le juge national de vérifier que des opérations plus invasives, comme le découpage de plaquettes ou la réimpression de numéros de lot, « sont effectués de manière à exclure tout risque concret d’affecter l’état originaire des comprimés ». La supervision de ces opérations par une autorité publique est présentée comme une garantie forte. La Cour étend également cette protection à l’intégrité indirecte du produit, en s’assurant que le nouvel emballage ou la notice ne contiennent pas d’informations inexactes ou n’omettent pas d’informations cruciales.

B. Les exigences d’information du consommateur et de sauvegarde de la réputation de la marque

Enfin, la Cour énonce une série de conditions visant à protéger à la fois le consommateur et les intérêts légitimes du titulaire de la marque. Il doit être « indiqué clairement sur le nouvel emballage l’auteur du reconditionnement du produit et le nom de son fabricant ». Cette double mention permet d’éviter toute confusion dans l’esprit du consommateur, qui pourrait croire que l’importateur est le fabricant ou que le reconditionnement a été effectué sous le contrôle de ce dernier. La Cour précise que cette mention doit être lisible pour « une personne ayant une vue normale et étant normalement attentive ».

De plus, la présentation du produit ne doit pas « nuire à la réputation de la marque et à celle de son titulaire ». Un emballage « défectueux, de mauvaise qualité ou de caractère brouillon » est susceptible de porter préjudice à l’image de qualité associée à la marque, en particulier pour des produits pharmaceutiques. La Cour laisse au juge national le soin d’apprécier au cas par cas si, par exemple, le fait de mêler des boîtes d’origine et des plaquettes en vrac constitue un tel emballage brouillon. Enfin, dans un souci de protection du titulaire, l’arrêt impose à l’importateur d’avertir préalablement le titulaire de la mise en vente du produit reconditionné et de lui fournir, sur demande, un spécimen. Cette dernière exigence permet au titulaire de vérifier le respect de l’ensemble des conditions et de se prémunir contre d’éventuels abus ou contrefaçons.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture