Par un arrêt rendu sur la base des articles 178 et 215, alinéa 2, du traité CEE, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur la légalité d’une mesure de la Commission visant à écouler des stocks de beurre à prix réduit. En l’espèce, la Commission avait adopté, le 18 octobre 1984, le règlement n° 2956/84 instaurant une action dénommée « beurre de Noël », laquelle permettait la vente de 200 000 tonnes de beurre de stock avec une réduction de prix significative à l’occasion des fêtes de fin d’année. Plusieurs entreprises productrices de margarine, s’estimant lésées par cette opération qu’elles jugeaient constitutive d’une concurrence déloyale, ont introduit des recours en indemnité afin d’obtenir la réparation du préjudice subi. Elles soutenaient que le règlement était illégal, arguant de l’incompétence de la Commission, d’une violation du principe de stabilisation des marchés, du principe de non-discrimination, du principe de proportionnalité et du libre exercice des activités professionnelles. La question juridique posée à la Cour consistait donc à déterminer si la Commission, en organisant une vente massive de beurre à prix subventionné, avait excédé ses compétences d’exécution et méconnu les objectifs et principes fondamentaux du droit communautaire, engageant ainsi la responsabilité non contractuelle de la Communauté. La Cour a rejeté l’ensemble des recours, jugeant que la Commission était compétente pour adopter le règlement litigieux et que celui-ci n’enfreignait aucun des principes invoqués par les requérantes.
I. La légitimation de l’action de la Commission dans le cadre de la politique agricole commune
La Cour valide la démarche de la Commission en reconnaissant d’abord l’étendue de sa compétence d’exécution pour la gestion des marchés agricoles, avant de justifier la mesure au regard de la nécessaire conciliation des objectifs de la politique agricole commune.
A. La reconnaissance d’une compétence d’exécution étendue
Les sociétés requérantes contestaient la compétence de la Commission pour instituer l’action « beurre de Noël », au motif que le Conseil n’aurait pas préalablement arrêté les règles générales d’application requises par les règlements de base. La Cour écarte cet argument en procédant à une analyse rigoureuse de la répartition des pouvoirs entre le Conseil et la Commission. Elle constate que le Conseil avait bien édicté les cadres normatifs nécessaires, notamment par les règlements n° 985/68, n° 750/69 et n° 1269/79, qui autorisent des mesures d’aide à l’écoulement du beurre de stock public ou privé ainsi que des actions visant à accroître la consommation par une baisse des prix. Dans ce contexte, l’action de la Commission ne constitue qu’une modalité d’application de ces règles générales.
La Cour rappelle à cet égard sa jurisprudence constante selon laquelle la notion d’exécution doit être interprétée de manière large, particulièrement dans le domaine agricole où la Commission doit pouvoir réagir avec célérité à l’évolution des marchés. L’opération litigieuse, visant à « accroître la consommation et à réduire les stocks de beurre publics et privés qu’a assurer la rotation nécessaire de ces stocks », répondait précisément aux objectifs fixés par le Conseil. Dès lors que la procédure du comité de gestion avait été respectée, la Commission disposait de la compétence pour arrêter les modalités de l’action. Le moyen tiré de l’incompétence est donc logiquement rejeté.
B. La primauté temporaire d’un objectif de la politique agricole commune
Les requérantes soutenaient également que le règlement litigieux méconnaissait l’objectif de stabilisation des marchés énoncé à l’article 39 du traité, en créant une perturbation de l’équilibre entre le marché du beurre et celui de la margarine. La Cour répond à ce moyen en s’appuyant sur une autre de ses jurisprudences fondamentales relatives à la conciliation des différents objectifs de la politique agricole commune. Elle réaffirme que les institutions communautaires doivent en permanence rechercher un équilibre entre des objectifs qui peuvent s’avérer contradictoires, tels que la stabilisation des marchés, la garantie des approvisionnements et l’assurance d’un revenu équitable pour les producteurs.
Dans ce processus de conciliation, la Cour reconnaît que les institutions peuvent accorder à l’un des objectifs « la prééminence temporaire qu’imposent les faits ou circonstances économiques au vu desquels elles arrêtent leurs décisions ». En l’espèce, face à des excédents structurels dans le secteur laitier, la Commission a pu légitimement privilégier l’objectif de garantie d’un revenu équitable aux producteurs de lait. En facilitant l’écoulement des stocks, l’action « beurre de Noël » contribuait en effet au maintien du système des prix à la production. La Cour estime par ailleurs que cette mesure n’a pas provoqué une « perturbation réelle et durable du marché de la margarine », relativisant ainsi son impact concurrentiel.
II. Un contrôle assoupli des principes de non-discrimination et de proportionnalité
Après avoir confirmé la légalité de l’action de la Commission au regard de ses compétences et des finalités de la politique agricole, la Cour examine sa conformité aux principes généraux du droit. Elle conclut à l’absence de discrimination en raison du défaut de comparabilité des situations, puis valide la proportionnalité de la mesure en accordant une large marge d’appréciation à l’institution.
A. L’absence de discrimination en raison de situations non comparables
Les fabricants de margarine invoquaient une violation du principe de non-discrimination, affirmant subir un désavantage concurrentiel injustifié par rapport aux producteurs de beurre. La Cour reconnaît que l’article 40, paragraphe 3, du traité s’applique bien à des produits concurrents et substituables comme le beurre et la margarine. Toutefois, elle rappelle que ce principe n’interdit pas de traiter différemment des situations qui ne sont pas comparables. Or, la Cour identifie plusieurs différences objectives majeures entre les filières concernées.
Premièrement, les organisations communes des marchés sont fondamentalement distinctes : celle du lait repose sur un prix d’intervention pour le beurre, tandis que celle des matières grasses végétales s’appuie sur un système d’aides à la production. Deuxièmement, le beurre joue un rôle de soutien fondamental pour l’ensemble du marché laitier, ce qui n’est pas le cas de la margarine dans son secteur. Troisièmement, le marché laitier connaît des difficultés structurelles d’excédents sans commune mesure avec la situation du marché des matières grasses végétales. La Cour en déduit que, « compte tenu des différences objectives caractérisant les mécanismes juridiques et les conditions économiques des marchés concernés, les producteurs de lait et les producteurs de beurre, d’une part, et les producteurs de graisses et fruits oléagineux et les fabricants de margarine, d’autre part, ne sont pas, respectivement, placés dans des situations comparables ». Le grief de discrimination est par conséquent écarté.
B. L’application du principe de proportionnalité au regard du large pouvoir d’appréciation des institutions
Enfin, les requérantes contestaient la proportionnalité de la mesure, la jugeant peu efficace, coûteuse et inappropriée pour atteindre les objectifs visés. La Cour rappelle les deux conditions du contrôle de proportionnalité : la mesure doit être apte à réaliser l’objectif poursuivi et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre. Cependant, elle souligne immédiatement le « large pouvoir d’appréciation » dont bénéficient les institutions en matière de politique agricole commune.
En l’espèce, la Cour constate que l’opération a permis des ventes supplémentaires et une meilleure rotation des stocks, atteignant ainsi, même partiellement, les buts fixés. Tout en reconnaissant « l’efficacité limitée des actions du type ‘beurre de noël’, et l’importance de leur coût pour les finances communautaires », elle estime que la Commission n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en choisissant cette voie plutôt qu’une autre. La mesure n’étant pas manifestement inapte à atteindre ses objectifs, ni excessive par rapport à ceux-ci, la Cour conclut que le principe de proportionnalité n’a pas été violé. Ce faisant, elle confirme une approche pragmatique et déférente envers les choix de politique économique des institutions, dès lors que ceux-ci ne sont pas manifestement erronés.