Par un arrêt en date du 11 novembre 2003, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la compatibilité du service militaire obligatoire réservé aux hommes avec le principe communautaire d’égalité de traitement. En l’espèce, un citoyen allemand, astreint à l’obligation de service militaire en vertu de la législation de son pays, a contesté cette obligation au motif qu’elle constituait une discrimination fondée sur le sexe, les femmes en étant exemptées. Après le rejet de sa demande par les autorités administratives compétentes, il a saisi le Verwaltungsgericht Stuttgart. Cette juridiction, observant que le service militaire retarde l’accès des hommes à la vie professionnelle, a émis des doutes sur la conformité de la législation nationale avec le droit communautaire, notamment la directive 76/207/CEE relative à l’égalité de traitement, et a donc adressé une question préjudicielle à la Cour de justice.
La question posée à la Cour était donc de savoir si le droit communautaire, et en particulier le principe d’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail, s’oppose à une législation nationale qui impose le service militaire obligatoire exclusivement aux hommes. La Cour de justice a répondu par la négative, jugeant que « le droit communautaire ne s’oppose pas à ce que le service militaire obligatoire soit réservé aux hommes ». La Cour fonde sa décision sur une distinction entre les choix relatifs à l’organisation des forces armées, relevant de la compétence des États membres (I), et les questions d’accès à l’emploi militaire, soumises au droit communautaire, une distinction dont la portée mérite d’être examinée (II).
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I. La consécration d’une sphère de compétence étatique en matière d’organisation de la défense
La Cour de justice, tout en réaffirmant l’application du droit communautaire au secteur de la défense, délimite une zone de compétence exclusive pour les États membres concernant l’organisation de leurs forces armées.
A. Le rappel de l’applicabilité de principe du droit communautaire aux forces armées
La Cour commence son raisonnement en rappelant une jurisprudence constante selon laquelle les mesures prises par les États membres dans le domaine de la sécurité publique ou de la défense nationale ne sont pas entièrement soustraites à l’application du droit communautaire. Elle précise qu’il n’existe pas de « réserve générale, inhérente au traité, excluant du champ d’application du droit communautaire toute mesure prise au titre de la sécurité publique ». Une telle réserve porterait atteinte au caractère contraignant et à l’application uniforme du droit de l’Union. Le principe d’égalité de traitement entre les hommes et les femmes, de portée générale, s’applique donc aux rapports d’emploi dans le secteur public, y compris à l’accès aux emplois dans les forces armées. Cette approche confirme les solutions antérieures où la Cour s’était reconnue compétente pour contrôler si des exclusions d’accès à certains postes militaires pour les femmes étaient justifiées et proportionnées.
B. La distinction entre organisation des armées et accès à l’emploi
Cependant, la Cour introduit une distinction capitale entre les décisions relatives à l’organisation des forces armées et l’accès aux emplois militaires. Elle juge qu’il appartient aux États membres « de prendre les décisions relatives à l’organisation de leurs forces armées ». Le choix d’instaurer un service militaire obligatoire, fondé sur la conscription, relève précisément d’une telle décision organisationnelle. En l’espèce, l’État membre concerné justifiait ce choix par des considérations de cohésion nationale, de maintien du lien entre l’armée et la population et de constitution de réserves suffisantes en cas de conflit. La Cour estime que la décision d’assurer sa défense par un service militaire obligatoire « est l’expression d’un tel choix d’organisation militaire auquel le droit communautaire n’est en conséquence pas applicable ». Le fait que cette obligation entraîne un retard dans la carrière professionnelle des hommes est analysé comme une « conséquence inévitable du choix effectué par l’État membre » et non comme la manifestation d’une politique d’emploi discriminatoire.
Si la solution retenue clarifie la portée du droit communautaire, elle n’en soulève pas moins des interrogations quant à sa cohérence et à ses implications au regard du principe d’égalité de traitement.
II. La portée de la solution et la justification de la différence de traitement
En validant l’exclusion du service militaire obligatoire du champ du droit communautaire, la Cour adopte une solution pragmatique qui préserve la souveraineté étatique, mais au prix d’une interprétation restrictive du principe d’égalité.
A. Une solution pragmatique au service de la souveraineté des États membres
La décision de la Cour peut être interprétée comme une manifestation de pragmatisme juridique visant à préserver les compétences régaliennes fondamentales des États. Appliquer le principe d’égalité de traitement à la conscription aurait placé l’État membre devant une alternative délicate : soit étendre le service militaire obligatoire aux femmes, soit l’abolir. Une telle ingérence dans l’organisation de la défense nationale, souvent ancrée dans des traditions constitutionnelles et politiques profondes, aurait été difficilement acceptable pour les États membres. En jugeant que le droit communautaire ne régit pas de tels choix, la Cour évite un conflit de compétences majeur et reconnaît que l’organisation de la défense demeure un attribut essentiel de la souveraineté nationale. La solution permet ainsi de respecter les choix politiques et sociétaux propres à chaque État en cette matière sensible.
B. Une interprétation restrictive du champ d’application de la directive sur l’égalité de traitement
En contrepartie, la Cour adopte une lecture stricte du champ d’application de la directive 76/207. Alors que la juridiction de renvoi avait justement souligné que l’accomplissement du service militaire retardait l’accès des hommes à l’emploi et à la formation, constituant une possible discrimination, la Cour écarte cet argument. Elle estime que « l’existence de répercussions défavorables sur l’accès à l’emploi ne saurait avoir pour effet, sans empiéter sur les compétences propres des États membres », de faire entrer la mesure dans le champ du droit communautaire. Cette analyse marque une limite claire à la portée du principe d’égalité en matière d’emploi. Une mesure étatique qui n’est pas directement une condition d’accès à un emploi, mais qui a des conséquences indéniables et différenciées selon le sexe sur la carrière professionnelle, échappe ainsi au contrôle du droit de l’Union dès lors qu’elle se rattache à un choix d’organisation militaire. La décision établit donc une frontière nette, mais qui laisse subsister une différence de traitement significative entre hommes et femmes au regard du déroulement de leur vie professionnelle.