Par un arrêt en date du 12 juillet 1984, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de la liberté d’établissement pour les professions libérales, en l’absence de mesures d’harmonisation. En l’espèce, un ressortissant allemand, avocat inscrit au barreau de son pays d’origine, avait sollicité son inscription au stage du barreau de Paris. Il remplissait toutes les conditions de diplômes et de qualifications personnelles exigées. Sa demande fut cependant rejetée par le conseil de l’ordre des avocats au motif qu’il ne respectait pas la règle imposant à un avocat de n’avoir qu’un seul domicile professionnel, règle issue de la législation nationale et du règlement intérieur du barreau. L’avocat entendait en effet conserver son cabinet principal dans son État d’origine.
Saisie d’un recours contre la décision du conseil de l’ordre, la cour d’appel de Paris l’annula. L’ordre des avocats forma alors un pourvoi devant la Cour de cassation. Cette dernière, confrontée à une potentielle contrariété entre la règle nationale de l’unicité du domicile professionnel et le principe de liberté d’établissement, décida de surseoir à statuer. Elle adressa une question préjudicielle à la Cour de justice afin de savoir si, en l’absence de directive de coordination, les articles 52 et suivants du traité de Rome s’opposaient à une telle exigence nationale. Il s’agissait de déterminer si les dispositions du traité CEE s’opposent à ce qu’un État membre refuse à un ressortissant d’un autre État membre l’accès à la profession d’avocat au seul motif qu’il conserve un cabinet dans son État d’origine.
La Cour de justice répond par l’affirmative, considérant que la liberté d’établissement ne saurait être conditionnée à l’abandon de l’établissement préexistant. Elle juge que « les articles 52 et suivants du traité s’opposent à ce que les autorités compétentes d’un État membre refusent […] à un ressortissant d’un autre État membre le droit d’accéder à la profession d’avocat et d’exercer celle-ci du seul fait qu’il maintient en même temps un domicile professionnel d’avocat dans un autre État membre. » La Cour consacre ainsi une conception extensive de la liberté d’établissement, dont il convient d’analyser le fondement (I), avant d’en mesurer la portée et les limites (II).
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I. La consécration d’une conception extensive de la liberté d’établissement
La Cour fonde sa décision sur une interprétation finaliste de l’article 52 du traité, réaffirmant son applicabilité directe (A) pour en déduire un droit à la pluralité des centres d’activités sur le territoire de la Communauté (B).
A. L’affirmation de l’applicabilité directe de l’article 52 en dépit de l’absence de directive
Le conseil de l’ordre des avocats soutenait que, faute de directive de coordination pour la profession d’avocat, les modalités pratiques de l’établissement relevaient exclusivement du droit national. La Cour de justice écarte fermement cet argument. Elle rappelle sa jurisprudence antérieure, selon laquelle l’article 52 du traité prescrit une obligation de résultat précise dont la réalisation était fixée à la fin de la période de transition. L’absence de mesures d’harmonisation prises par le Conseil ne saurait paralyser l’exercice d’une liberté fondamentale garantie par le traité.
La Cour énonce ainsi clairement que « l’on ne saurait invoquer, à l’encontre de l’application de cette obligation, la circonstance que le Conseil a manqué d’adopter les directives prévues par les articles 54 et 57. » Cette solution confirme l’effet direct de l’article 52, qui confère aux particuliers des droits qu’ils peuvent invoquer directement devant les juridictions nationales. Par conséquent, toute réglementation nationale, même non discriminatoire en apparence, doit être écartée si elle constitue une restriction à la liberté d’établissement non justifiée par l’intérêt général. La Cour s’attache donc à examiner si la règle de l’unicité du cabinet constitue une telle restriction.
B. L’extension du droit d’établissement à la pluralité de centres d’activités
Face à l’argument selon lequel l’établissement dans un État membre implique la soumission pleine et entière à sa législation, la Cour opère une distinction. Si elle reconnaît que l’accès aux activités non salariées s’exerce « dans les conditions définies par la législation du pays d’établissement pour ses propres ressortissants », elle en limite la portée. Cette règle ne saurait être interprétée de manière à vider de sa substance la liberté d’établissement elle-même.
La Cour juge qu’exiger d’un avocat l’abandon de son cabinet d’origine pour s’établir dans un autre État membre est une interprétation trop restrictive. Une telle exigence aurait pour conséquence qu’un professionnel ne pourrait bénéficier de la liberté d’établissement qu’au prix d’un renoncement à sa situation acquise. S’appuyant sur les dispositions du traité relatives à la création d’agences, de succursales ou de filiales, la Cour en déduit un principe général applicable aux professions libérales, selon lequel « le droit d’établissement comporte également la faculté de créer et de maintenir, dans le respect des règles professionnelles, plus d’un centre d’activité sur le territoire de la communauté. » La liberté d’établissement inclut donc le droit à un établissement secondaire.
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II. La portée encadrée du droit à l’établissement secondaire
Cette consécration du droit à un établissement multiple n’est cependant pas absolue. La Cour prend soin de ménager un équilibre entre les libertés communautaires et les prérogatives des États membres, en validant le principe des exigences nationales liées à l’intérêt général (A), tout en soumettant leur application à un contrôle de proportionnalité (B).
A. La conciliation avec les exigences déontologiques et d’une bonne administration de la justice
La Cour de justice reconnaît la spécificité de la profession d’avocat et la légitimité des objectifs poursuivis par les réglementations nationales. Elle admet que l’État membre d’accueil conserve le droit d’imposer des règles visant à garantir une bonne administration de la justice et le respect de la déontologie professionnelle. La solution retenue ne conduit donc pas à une dérégulation de la profession.
La Cour souligne ainsi qu' »il faut reconnaître à l’État membre d’accueil le droit, dans l’intérêt de la bonne administration de la justice, d’exiger des avocats inscrits à un barreau sur son territoire qu’ils exercent leurs activités de manière à maintenir un contact suffisant avec leurs clients et les autorités judiciaires et respectent les règles de déontologie. » Toutefois, elle pose une limite fondamentale : ces exigences légitimes ne sauraient avoir pour effet d’empêcher en pratique l’exercice du droit d’établissement garanti par le traité. L’application des règles nationales ne doit pas aboutir à rendre impossible ou excessivement difficile l’établissement secondaire.
B. L’appréciation de la proportionnalité des restrictions nationales
En l’espèce, la Cour estime que l’interdiction absolue d’avoir un second domicile professionnel est une mesure disproportionnée au regard des objectifs visés. Elle procède à une analyse concrète des justifications avancées, notamment la nécessité d’un contact effectif avec les clients et les juridictions. La Cour considère que cet objectif peut être atteint par des moyens moins restrictifs que l’interdiction pure et simple d’un second cabinet.
Elle relève en ce sens que « les moyens actuels de transport et de télécommunication offrent la possibilité d’assurer de manière appropriée le contact avec les autorités judiciaires et les clients. » De même, l’existence d’un cabinet dans un autre État membre n’empêche pas en soi le respect des règles déontologiques de l’État d’accueil. En déclarant la règle de l’unicité du cabinet incompatible avec le traité car excessive, la Cour établit que toute restriction nationale à une liberté fondamentale doit être non seulement justifiée par un motif d’intérêt général, mais également nécessaire et proportionnée à l’objectif poursuivi. Cet arrêt est ainsi précurseur du contrôle de proportionnalité qui deviendra une pierre angulaire de la jurisprudence de la Cour en matière d’entraves aux libertés de circulation.