Arrêt de la Cour du 13 décembre 2001. – Commission des Communautés européennes contre Michael Cwik. – Pourvoi – Fonctionnaires – Article 17, second alinéa, du statut – Liberté d’expression – Limites – Motivation. – Affaire C-340/00 P.

Par un arrêt en date du 2 juillet 2002, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’application de l’article 17, second alinéa, du statut des fonctionnaires, relatif à la liberté d’expression de ces derniers.

En l’espèce, un fonctionnaire de la Commission des Communautés européennes, économiste de formation, avait été autorisé à donner une conférence sur une question économique relative à l’Union monétaire. Sollicité ultérieurement par les organisateurs pour la publication de son intervention, il a demandé à son autorité hiérarchique l’autorisation de publier le texte correspondant, conformément aux dispositions statutaires. Cette autorisation lui a été refusée au motif que le texte présentait un point de vue qui n’était pas celui des services de l’institution et que sa publication serait de nature à mettre en jeu les intérêts de la Communauté, notamment en suscitant une confusion dans l’esprit du public et en réduisant la marge de manœuvre de l’institution sur un sujet sensible.

Le fonctionnaire a introduit une réclamation, qui a été rejetée. Il a alors formé un recours en annulation devant le Tribunal de première instance des Communautés européennes. Par un arrêt du 14 juillet 2000, le Tribunal a annulé la décision de refus, estimant que la Commission avait commis une erreur manifeste d’appréciation. L’institution a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant que le Tribunal avait interprété de manière trop restrictive l’article 17 du statut et méconnu la marge d’appréciation dont dispose l’autorité investie du pouvoir de nomination.

La question de droit posée à la Cour de justice était donc de déterminer l’étendue du pouvoir de l’institution de refuser une autorisation de publication à l’un de ses fonctionnaires et, corrélativement, l’intensité du contrôle exercé par le juge communautaire sur une telle décision.

La Cour de justice rejette le pourvoi de la Commission et confirme l’analyse du Tribunal de première instance. Elle juge que l’autorisation de publication constitue le principe et le refus, l’exception. Un tel refus n’est possible que si la publication est « de nature à causer un grave préjudice aux intérêts des Communautés ». La Cour précise qu’il incombe à l’institution de mettre en balance la liberté d’expression du fonctionnaire et la gravité de l’atteinte alléguée aux intérêts communautaires. Cette atteinte doit reposer sur « un risque réel » et être démontrée « à partir de circonstances concrètes et objectives », lesquelles doivent être communiquées au fonctionnaire pour lui permettre d’apprécier le bien-fondé du refus et au juge d’exercer son contrôle.

Cette décision consacre une conception protectrice de la liberté d’expression du fonctionnaire, en soumettant sa restriction à des conditions strictes (I), et affirme l’existence d’un contrôle juridictionnel approfondi sur l’appréciation portée par l’administration (II).

I. La conciliation encadrée de la liberté d’expression du fonctionnaire et des intérêts de l’Union

La Cour de justice établit un équilibre précis entre deux exigences : elle réaffirme la liberté d’expression du fonctionnaire comme un principe directeur (A), tout en admettant sa limitation à la condition exceptionnelle et strictement appréciée d’un préjudice grave porté aux intérêts de l’Union (B).

A. L’affirmation de la liberté d’expression comme principe directeur

L’arrêt commenté s’inscrit dans une jurisprudence qui considère la liberté d’expression comme l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. En appliquant ce postulat à la fonction publique européenne, la Cour confère à l’article 17, second alinéa, du statut une portée limitée. Elle énonce clairement que cette disposition « établit clairement le principe de la délivrance de l’autorisation, celle-ci ne pouvant être refusée qu’à titre exceptionnel ».

Cette interprétation restrictive est fondamentale. Elle signifie qu’un fonctionnaire ne perd pas son droit à la liberté d’opinion et d’expression en entrant au service d’une institution. L’arrêt précise que ce droit inclut la possibilité « d’exprimer, verbalement ou par écrit, des opinions discordantes ou minoritaires par rapport à celles défendues par l’institution qui l’emploie ». Une simple divergence d’opinion entre le fonctionnaire et son institution ne saurait donc, en elle-même, justifier un refus de publication. En jugeant autrement, la Cour priverait ce droit fondamental de son objet et l’article 17 du statut de son effet utile.

B. Le préjudice grave aux intérêts de l’Union, une condition d’exception strictement appréciée

La seule limite à la liberté d’expression du fonctionnaire réside dans la protection des intérêts de l’Union. Toutefois, la Cour encadre sévèrement cette notion. Elle exige que la publication soit de nature à causer un « grave préjudice » à ces intérêts. Le simple risque d’une atteinte ne suffit pas ; l’arrêt insiste sur la nécessité d’un « risque réel d’atteinte grave », ce qui exclut les dangers purement hypothétiques ou spéculatifs.

Dans cette affaire, la Commission invoquait notamment la nécessité de préserver sa « marge de manœuvre » sur un sujet politiquement délicat et le risque de confusion dans l’esprit du public. La Cour, confirmant l’analyse du Tribunal, rejette cette argumentation comme étant insuffisamment étayée. Elle ne nie pas la pertinence de tels arguments en théorie, mais elle exige que l’institution démontre, sur la base de faits précis, en quoi la publication litigieuse créerait concrètement une telle confusion ou entraverait sa capacité d’action. Le caractère sensible du sujet traité ou la qualité scientifique de l’article, non mentionnés dans la décision de refus, ne peuvent suffire à justifier une restriction.

II. Un contrôle juridictionnel rigoureux sur le pouvoir d’appréciation de l’institution

Pour garantir l’effectivité de ce cadre protecteur, la Cour de justice confirme l’exercice d’un contrôle juridictionnel approfondi. Ce contrôle se manifeste à travers l’exigence d’une motivation circonstanciée de la décision de refus (A) et par une vérification concrète de l’absence d’erreur manifeste dans l’appréciation des faits par l’administration (B).

A. L’exigence d’une motivation circonstanciée du refus d’autorisation

L’un des apports majeurs de l’arrêt est de lier étroitement le fond du droit au respect des obligations procédurales. La Cour affirme que pour permettre au juge d’exercer son contrôle et au fonctionnaire d’apprécier le bien-fondé de la décision, les « circonstances concrètes et objectives » justifiant le refus doivent être communiquées à l’intéressé.

En l’espèce, la décision initiale se bornait à affirmer que des points de vue divergents pourraient mettre en jeu les intérêts communautaires. Une telle motivation, d’ordre général, est jugée insuffisante. La Cour précise qu’il ne suffit pas d’invoquer un risque abstrait ; il appartient à l’institution de fournir les éléments factuels qui sous-tendent son analyse. Cette obligation de motivation n’est pas une simple formalité : elle est la condition nécessaire au contrôle de la légalité de la décision et constitue une garantie essentielle contre l’arbitraire.

B. Le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation des circonstances de l’espèce

Au-delà du contrôle de la motivation, le juge vérifie si l’appréciation des faits par l’institution n’est pas manifestement erronée. Le Tribunal, dont le raisonnement est validé par la Cour, s’est livré à un examen détaillé des circonstances de l’espèce pour conclure que le risque invoqué par la Commission n’était pas fondé.

Le juge a ainsi pris en compte plusieurs éléments concrets : le fait que le texte ait été rédigé par un fonctionnaire n’exerçant pas de responsabilités de direction, qu’il s’exprimait à titre individuel, que la publication s’adressait à un public de spécialistes avertis et, enfin, que l’institution elle-même prétendait ne pas avoir de position officielle arrêtée sur le sujet. La combinaison de ces facteurs a conduit le juge à écarter le risque de confusion et d’atteinte à la marge de manœuvre de l’institution. Cet examen factuel démontre que le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation, s’il respecte la marge de manœuvre de l’administration, n’en constitue pas moins un contrôle concret et rigoureux de la pertinence des motifs invoqués.

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