Par un arrêt du 27 septembre 1989, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie d’une question préjudicielle par le Hoge Raad des Pays-Bas, a précisé les contours de l’autonomie fiscale des États membres dans le cadre du système harmonisé de taxe sur la valeur ajoutée. Le litige à l’origine de cette décision concernait la légalité d’un impôt spécial sur la consommation des voitures de tourisme, perçu aux Pays-Bas en sus de la taxe sur la valeur ajoutée. Des sociétés importatrices de véhicules, redevables de cet impôt, en contestaient la compatibilité avec les directives européennes en matière de taxes sur le chiffre d’affaires.
À la suite de l’instauration du système commun de taxe sur la valeur ajoutée, la législation néerlandaise avait maintenu un impôt spécifique, la « Bijzondere Verbruiksbelasting van personenauto’s » (BVB), frappant la livraison par le fabricant ou l’importation de voitures de tourisme et de motocyclettes. Les sociétés requérantes au principal, après s’être acquittées de cette taxe, ont soutenu devant les juridictions nationales que celle-ci constituait en réalité une taxe sur le chiffre d’affaires déguisée, dont le maintien était prohibé par le droit communautaire. Le Hoge Raad, confronté à cette argumentation, a sursis à statuer pour interroger la Cour de justice sur le point de savoir si les directives relatives à la taxe sur la valeur ajoutée s’opposaient à la perception d’un tel impôt spécial. La question posée revenait donc à déterminer si une taxe nationale, spécifique à certains produits et perçue en une seule fois, pouvait être qualifiée de « taxe sur le chiffre d’affaires » au sens de l’article 33 de la sixième directive, qui interdit aux États membres d’introduire ou de maintenir de tels impôts.
En réponse, la Cour a jugé que les dispositions des directives en matière de taxe sur le chiffre d’affaires ne s’opposaient pas à la perception d’un impôt extraordinaire à la consommation tel que celui en cause. Elle a estimé qu’une telle taxe ne présentait pas les caractéristiques d’une taxe sur le chiffre d’affaires, dès lors qu’elle ne frappait pas de manière générale l’ensemble des transactions économiques mais seulement des produits déterminés, qu’elle était perçue à un seul stade et qu’elle ne compromettait pas le fonctionnement du système commun de taxe sur la valeur ajoutée.
La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation stricte de la notion de taxe sur le chiffre d’affaires, permettant de distinguer clairement cette dernière des autres impôts indirects (I). Cette décision consacre par conséquent une autonomie fiscale significative pour les États membres, à condition que celle-ci ne porte pas atteinte aux principes fondamentaux du système commun de la taxe sur la valeur ajoutée (II).
I. L’exclusion de l’impôt spécial de la qualification de taxe sur le chiffre d’affaires
Pour déterminer si l’impôt néerlandais était compatible avec le droit communautaire, la Cour a d’abord rappelé les critères essentiels qui définissent une taxe sur le chiffre d’affaires au sens des directives (A), avant de constater que l’impôt litigieux ne remplissait pas ces conditions (B).
A. La réaffirmation des critères essentiels de la taxe sur le chiffre d’affaires
La Cour de justice souligne que le système commun de la taxe sur la valeur ajoutée repose sur des caractéristiques précises, dont l’absence permet d’écarter la qualification de taxe sur le chiffre d’affaires. Elle rappelle que le but de l’article 33 de la sixième directive est « d’empêcher que le fonctionnement du système commun de TVA soit compromis par des mesures fiscales d’un État membre grevant la circulation des biens et des services et frappant les transactions commerciales d’une façon comparable à celle qui caractérise la TVA ». Il en découle que seuls les impôts reproduisant ces traits fondamentaux sont prohibés.
Le principal critère réside dans la généralité de l’impôt. La Cour réaffirme que le principe du système commun de TVA consiste à « appliquer aux biens et aux services, jusqu’au stade du commerce de détail, un impôt général sur la consommation exactement proportionnel au prix des biens et des services ». Une taxe qui ne vise que des catégories de produits spécifiques ne saurait donc être considérée comme un impôt général. En outre, une taxe sur le chiffre d’affaires, dans sa forme harmonisée, s’applique à chaque transaction du processus de production et de distribution, avec un mécanisme de déduction de la taxe payée en amont. C’est ce système qui assure la neutralité de l’impôt pour les opérateurs économiques.
B. L’inapplication des critères à l’impôt contesté
En appliquant ces principes au cas d’espèce, la Cour constate que l’impôt spécial néerlandais ne présente aucune des caractéristiques essentielles d’une taxe sur le chiffre d’affaires. Premièrement, il ne s’agit pas d’un impôt général, puisqu’il « ne frappe que deux catégories de produits bien déterminés, à savoir les voitures de tourisme et les motocyclettes ». Son champ d’application restreint l’empêche d’être assimilé à un système général de taxation de la consommation.
Deuxièmement, son mode de perception diffère radicalement de celui de la taxe sur la valeur ajoutée. La Cour relève qu’il « n’est appliquée qu’une seule fois, au stade de la livraison par le fabricant ou de l’importation, et elle est ensuite intégralement répercutée au stade de commercialisation suivant sans qu’il y ait une nouvelle imposition ». Cette taxation à un stade unique, sans droit à déduction, le rapproche davantage d’une accise que d’une taxe sur le chiffre d’affaires. La taxe acquittée est simplement intégrée au prix de revient du véhicule. Le fait que la taxe sur la valeur ajoutée soit calculée sur une base incluant cet impôt spécial confirme d’ailleurs l’indépendance des deux régimes.
II. La consécration d’une autonomie fiscale préservée des États membres
En validant la compatibilité de l’impôt spécial avec le droit communautaire, la Cour définit la portée de l’interdiction posée par le droit de l’Union comme étant limitée (A), ce qui a pour effet de légitimer la coexistence de systèmes d’imposition parallèles au sein des États membres (B).
A. La portée limitée de l’interdiction posée par l’article 33
La Cour de justice confirme par cet arrêt une jurisprudence constante selon laquelle la faculté pour les États membres d’instituer des impôts indirects demeure la règle, et l’interdiction l’exception. L’article 33 de la sixième directive, qui autorise le maintien ou l’introduction de droits d’accises, de droits d’enregistrement et d’autres taxes, n’est pas une simple dérogation mais l’expression d’un partage de compétences fiscales entre l’Union et ses membres. La seule limite imposée est de ne pas créer d’impôts qui, par leurs caractéristiques, entreraient en concurrence directe avec la taxe sur la valeur ajoutée et en compromettraient l’efficacité.
L’appréciation de cette compatibilité doit se fonder sur les caractéristiques objectives de la taxe nationale, et non sur les intentions du législateur national ou le contexte historique de son adoption. En rejetant les arguments des requérantes tirés des travaux préparatoires de la loi néerlandaise, la Cour établit que seule la nature intrinsèque de l’impôt importe. Ainsi, la prohibition ne vise que les impôts qui reproduisent la structure même de la taxe sur la valeur ajoutée, notamment sa généralité et son application fractionnée. Un impôt qui ne présente pas ces traits ne peut être considéré comme ayant le « caractère de taxes sur le chiffre d’affaires ».
B. La légitimation des systèmes d’imposition parallèles
Cette décision a pour portée de reconnaître explicitement la légitimité de la perception cumulée de la taxe sur la valeur ajoutée et d’autres taxes sur la consommation pour une même opération. La Cour précise que l’impôt spécial néerlandais « est perçue parallèlement à la TVA, et non pas en remplacement total ou partiel de celle-ci ». Cette coexistence est jugée acceptable dès lors que les deux impôts fonctionnent selon des logiques distinctes et poursuivent potentiellement des objectifs différents, la taxe sur la valeur ajoutée visant à taxer la consommation de manière générale tandis qu’un impôt spécial peut viser à orienter les comportements des consommateurs ou à générer des recettes sur des produits spécifiques.
En validant ce type de montage fiscal, la Cour offre aux États membres une marge de manœuvre considérable pour structurer leur politique fiscale. Elle leur permet de mettre en place des impôts indirects spécifiques, pourvu que ceux-ci ne créent pas une distorsion du système harmonisé. La solution clarifie ainsi la frontière entre l’harmonisation fiscale nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur et la souveraineté fiscale qui demeure entre les mains des États membres. Elle confirme que l’harmonisation en matière de taxes sur le chiffre d’affaires n’a pas eu pour effet de priver les États de la possibilité de lever des impôts spécifiques sur la consommation.