Par un arrêt rendu le 21 septembre 1995, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’articulation entre le principe d’égalité de traitement en matière de sécurité sociale et la compétence des États membres dans l’organisation de leurs régimes de protection. En l’espèce, une ressortissante allemande ayant exercé une activité professionnelle qualifiée d’emploi mineur, car exercée à temps très partiel et pour une faible rémunération, s’est vue refuser le bénéfice d’une pension d’invalidité. La législation nationale excluait en effet ce type d’emploi du champ de l’assurance vieillesse obligatoire, conditionnant le droit à pension au versement d’un nombre minimal de cotisations sur une période de référence. La requérante, estimant que cette exclusion constituait une discrimination indirecte fondée sur le sexe, les femmes étant majoritaires à occuper de tels emplois, a formé un recours. Saisie du litige, la juridiction allemande a adressé une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait pour la Cour de déterminer si une réglementation nationale qui exclut du régime légal d’assurance vieillesse les emplois de faible importance, et qui affecte statistiquement bien plus de femmes que d’hommes, est contraire au principe d’égalité de traitement posé par la directive 79/7/CEE. La Cour juge que si les personnes exerçant de tels emplois relèvent bien du champ d’application de la directive, la réglementation nationale n’est pas contraire à celle-ci « dès lors que le législateur national a pu raisonnablement estimer que la législation en cause était nécessaire pour atteindre un objectif de politique sociale étranger à toute discrimination fondée sur le sexe ». La solution retenue consacre ainsi une approche extensive du champ d’application personnel du droit social européen (I), tout en validant une justification de la discrimination indirecte fondée sur la marge d’appréciation reconnue aux États membres (II).
I. La confirmation extensive du champ d’application de la directive
La Cour de justice adopte une interprétation large du champ d’application de la directive en y incluant les personnes occupant des emplois de faible importance (A), réaffirmant par là même la portée communautaire de la notion de travailleur en matière de sécurité sociale (B).
A. L’inclusion des emplois de faible importance dans la notion de population active
La juridiction de renvoi soulevait implicitement la question de savoir si une personne exerçant un emploi mineur pouvait être considérée comme appartenant à la « population active » au sens de l’article 2 de la directive. Le gouvernement allemand soutenait que le faible revenu tiré de ces activités, insuffisant pour subvenir aux besoins de la personne, justifiait leur exclusion de cette catégorie. La Cour écarte fermement cette argumentation en jugeant que « le fait que le revenu du travailleur ne couvre pas tous ses besoins ne saurait lui enlever la qualité de personne active ». Elle s’appuie sur une jurisprudence constante relative aux articles 48 et 119 du traité CEE, selon laquelle ni une durée de travail très réduite ni une rémunération inférieure au minimum d’existence ne privent une personne de sa qualité de travailleur. En étendant ce raisonnement au domaine de la sécurité sociale couvert par la directive 79/7, la Cour confirme que la notion de travailleur ne dépend pas de seuils quantitatifs de temps de travail ou de revenu fixés par les droits nationaux.
B. La portée communautaire de la qualité de travailleur en matière de sécurité sociale
Le gouvernement allemand tentait de distinguer la présente affaire des précédents jurisprudentiels en arguant que la définition du travailleur en matière de sécurité sociale relevait de la compétence des États membres, contrairement à la notion utilisée dans le cadre de la libre circulation. La Cour rejette également cet argument. Elle rappelle sa jurisprudence ancienne, établie dès l’arrêt `Unger` de 1964, selon laquelle la notion de « travailleur salarié ou assimilé » en matière de sécurité sociale des travailleurs migrants possède une portée communautaire. Cette solution est nécessaire pour garantir l’application uniforme et l’effet utile du droit communautaire. En refusant de laisser aux États membres la faculté de restreindre unilatéralement la définition des bénéficiaires des directives sociales, la Cour assure la primauté et l’autonomie des concepts juridiques européens. Ainsi, toute personne exerçant une activité économique réelle et effective est considérée comme un travailleur et entre dans le champ d’application personnel de la directive.
Après avoir ainsi confirmé l’applicabilité de la directive à la situation de l’intéressée, la Cour se penche sur l’existence d’une discrimination et sa possible justification, ce qui l’amène à opérer une balance délicate entre le principe d’égalité et les prérogatives nationales.
II. La justification de la discrimination indirecte par les objectifs de politique sociale nationale
Si la Cour de justice reconnaît sans difficulté l’existence d’une discrimination indirecte prima facie (A), elle admet néanmoins sa justification en se fondant sur la large marge d’appréciation dont disposent les États membres pour définir leurs objectifs de politique sociale (B).
A. La reconnaissance d’une discrimination indirecte prima facie
La réglementation allemande en cause, bien que formulée de manière neutre, excluait de l’assurance vieillesse obligatoire une catégorie d’emplois majoritairement occupés par des femmes. Conformément à une jurisprudence bien établie, la Cour considère qu’une telle situation caractérise une discrimination indirecte. La charge de la preuve est alors renversée : il appartient à l’État membre de démontrer que la mesure litigieuse est justifiée par des facteurs objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe. Le simple constat d’un impact disproportionné sur un sexe suffit donc à enclencher le mécanisme de contrôle de la justification, sans qu’il soit nécessaire de prouver une intention discriminatoire de la part du législateur national. Cette première étape de l’analyse réaffirme la vigilance de la Cour quant aux effets concrets des législations nationales sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes.
B. L’admission d’une justification fondée sur la marge d’appréciation des États membres
Le gouvernement allemand avançait plusieurs justifications, tenant notamment au principe structurel de son régime de sécurité sociale, à la nécessité de répondre à une demande sociale pour les emplois mineurs et au risque de voir se développer le travail non déclaré. La Cour se montre sensible à ces arguments. Elle rappelle que « la politique sociale relève, en l’état actuel du droit communautaire, de la compétence des États membres » et que ceux-ci disposent, dans l’exercice de cette compétence, d’une « large marge d’appréciation ». Elle estime que les objectifs invoqués sont objectivement étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe et que le législateur a pu « raisonnablement estimer » que l’exclusion de ces emplois était une mesure nécessaire pour les atteindre. En validant la mesure au motif qu’elle relève d’un choix de politique sociale légitime, la Cour établit une limite importante à la portée du principe de non-discrimination. Elle accepte qu’une mesure ayant un impact négatif avéré sur les femmes puisse être maintenue si elle est jugée nécessaire à la poursuite d’objectifs sociaux et économiques nationaux, pourvu que ces derniers soient eux-mêmes dépourvus de tout caractère discriminatoire.