Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur la compatibilité d’une législation nationale relative à la distribution des tabacs manufacturés avec les règles du traité relatives à la libre circulation des marchandises et à la concurrence. Cette décision offre un éclaircissement notable sur l’articulation entre les prérogatives des États membres en matière de réglementation commerciale et les libertés fondamentales du marché intérieur.
En l’espèce, une personne faisait l’objet de poursuites pénales devant une juridiction nationale pour détention de tabacs manufacturés provenant d’autres États membres. Ces produits ne portaient pas la marque fiscale attestant du paiement des droits applicables et leur détenteur n’avait pu en justifier la provenance légale. La législation nationale en cause réservait la vente au détail de l’ensemble des tabacs manufacturés à un réseau de distributeurs agréés par une administration étatique, laquelle détenait par ailleurs un monopole de production et d’importation pour les tabacs nationaux.
La procédure pénale a conduit la juridiction de renvoi, confrontée aux arguments du prévenu qui soulevait l’incompatibilité du système national avec le droit communautaire, à saisir la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Après une première saisine déclarée irrecevable pour manque de précision, la juridiction nationale a de nouveau interrogé la Cour. Elle cherchait à savoir si un système national qui octroie une exclusivité de vente au détail à des revendeurs autorisés et qui sanctionne lourdement la détention de produits acquis en dehors de ce circuit constituait une violation des articles 30, 37, 86 et 90 du traité.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si une réglementation étatique organisant un monopole de distribution au détail pour les tabacs manufacturés et réprimant pénalement la possession de marchandises échappant à ce circuit, était constitutive d’une discrimination prohibée par l’article 37, d’une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’importation au sens de l’article 30, ou d’un abus de position dominante contraire aux articles 86 et 90 du traité.
La Cour de justice répond par la négative à l’ensemble de ces interrogations. Elle juge que l’article 37 est sans pertinence dès lors que la puissance publique n’intervient pas dans les choix d’approvisionnement des détaillants. Elle considère ensuite qu’une telle législation, en ce qu’elle concerne une simple modalité de vente, n’entre pas dans le champ d’application de l’article 30. Enfin, elle estime que les articles 5, 86 et 90 ne s’opposent pas à ce système, en l’absence de preuve que l’entreprise publique est conduite à abuser de sa position dominante. La Cour opère ainsi une qualification rigoureuse de la mesure nationale pour la soustraire aux interdictions de principe de la libre circulation, avant de valider sa conformité aux règles de concurrence.
I. La neutralisation d’un système de distribution exclusif au regard de la libre circulation
La Cour de justice examine la législation nationale sous le double prisme des monopoles nationaux à caractère commercial et des mesures d’effet équivalent, pour conclure dans les deux cas à l’inapplicabilité des prohibitions du traité.
A. L’inapplicabilité de la notion de monopole commercial
La Cour écarte d’emblée l’application de l’article 37 du traité, qui impose l’aménagement des monopoles nationaux à caractère commercial afin d’exclure toute discrimination entre les ressortissants des États membres. Pour ce faire, elle s’appuie sur une interprétation stricte du champ d’application de cette disposition. L’article 37 « n’ a pas de pertinence au regard des dispositions nationales qui ne concernent pas l’ exercice, par un monopole public, de son droit d’ exclusivité, mais visent, de manière générale, la production et la commercialisation de marchandises ». En l’espèce, le système ne vise pas à contrôler les flux d’importation ou à garantir un débouché aux produits du monopole, mais à encadrer les modalités de la vente au détail. La Cour relève que la législation n’empêche pas les détaillants de s’approvisionner librement, sans que l’administration n’intervienne pour « contrôler ou à influencer les choix d’ approvisionnement ». Cette absence d’influence sur les courants d’échanges est déterminante pour juger que le dispositif échappe à la qualification de monopole commercial au sens de l’article 37.
B. L’exclusion du champ d’application des mesures d’effet équivalent
La Cour analyse ensuite la législation au regard de l’article 30 du traité. Elle mobilise la jurisprudence issue de l’arrêt *Keck et Mithouard*, qui distingue les réglementations relatives aux caractéristiques des produits des réglementations concernant les modalités de vente. Elle juge que « n’ est pas apte à entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement le commerce entre États membres », une réglementation qui limite ou interdit certaines modalités de vente, pourvu qu’elle s’applique à tous les opérateurs et affecte de la même manière les produits nationaux et importés. Or, la législation en cause, qui réserve la distribution au détail à un réseau agréé, concerne bien une modalité de vente et non les propriétés intrinsèques du produit. La Cour constate que cette obligation « s’ applique sans distinction selon l’ origine des produits en cause et n’ affecte pas la commercialisation des produits en provenance d’ autres États membres d’ une manière différente de celle des produits nationaux ». Elle en déduit que le dispositif n’entre pas dans le domaine d’application de l’article 30. De même, la sévérité des sanctions pénales pour détention de produits hors du circuit autorisé échappe à l’appréciation du droit communautaire, car elles ne visent pas à entraver l’importation mais à dissuader le non-acquittement des taxes.
II. La validation du système au regard du droit de la concurrence
Après avoir écarté les règles de la libre circulation des marchandises, la Cour examine la compatibilité du dispositif avec les articles 86 et 90 du traité, pour conclure à l’absence de violation des règles de concurrence.
A. L’absence d’abus de position dominante de l’entreprise publique
La Cour rappelle que si l’article 90 impose aux États de ne pas maintenir de mesures contraires aux règles du traité, notamment l’article 86, « le simple fait de créer une position dominante par l’ octroi d’ un droit exclusif … n’ est pas, en tant que tel, incompatible avec l’ article 86 ». Une violation n’est constituée que si l’entreprise est amenée, par le simple exercice de son droit exclusif, à exploiter sa position de façon abusive. En l’occurrence, l’activité de l’administration, consistant à délivrer les autorisations d’exploitation, est qualifiée de prérogative de puissance publique plutôt que d’activité économique. Si les droits exclusifs résiduels de l’administration peuvent lui conférer une position dominante sur le marché de la distribution, rien dans le dossier n’indique que la législation la conduit à en abuser, par exemple en limitant les débouchés au préjudice des consommateurs. La Cour note que la loi nationale permet aux producteurs étrangers de créer leurs propres dépôts, et le fait qu’ils préfèrent utiliser ceux de l’administration relève de leur propre stratégie commerciale.
B. Le rejet de l’existence de monopoles de fait au niveau des détaillants
La Cour réfute également l’idée que le système créerait une position dominante collective. Les détaillants autorisés ne bénéficient pas d’un droit exclusif ou spécial dans leur zone d’implantation. La législation se contente de régir l’accès à l’activité, mais les opérateurs « satisfont-ils concurremment aux besoins des consommateurs en tabacs et cigarettes et aucun débit ne dispose-t-il d’ un avantage particulier sur ses concurrents ». Par conséquent, la Cour estime qu’on « ne peut considérer que la législation italienne établisse en faveur des détaillants autorisés une juxtaposition de monopoles territorialement limités créant sur le territoire national une position dominante au sens de l’ article 86 du traité ». L’absence de droits exclusifs individuels et la concurrence existante entre les points de vente empêchent de les qualifier d’entreprises visées par l’article 90. Le système est donc validé, car il organise un accès réglementé au marché sans pour autant éliminer la concurrence à ce niveau de la distribution.