Par un arrêt rendu dans l’affaire C-124/95, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’articulation entre la politique commerciale commune, compétence exclusive de la Communauté, et les compétences conservées par les États membres en matière de politique étrangère. En l’espèce, une société de droit italien avait exporté des produits pharmaceutiques depuis l’Italie vers le Monténégro, dans le cadre d’une dérogation humanitaire au régime de sanctions internationales. Ces exportations avaient été dûment autorisées par les autorités italiennes, conformément au règlement communautaire mettant en œuvre les résolutions des Nations unies. Toutefois, le paiement, qui devait provenir d’un compte bancaire gelé au Royaume-Uni, fut bloqué par les autorités britanniques. Celles-ci avaient modifié leur politique, n’autorisant désormais le déblocage de fonds que pour des exportations partant de leur propre territoire, afin de pouvoir contrôler elles-mêmes la nature des marchandises.
Saisie par la société italienne, la Court of Appeal (England and Wales) a adressé à la Cour de justice une demande de décision à titre préjudiciel. Le litige mettait en opposition les autorités d’un État membre, qui justifiaient leurs mesures restrictives par la nécessité d’appliquer efficacement des sanctions internationales relevant de leur politique de sécurité, et un opérateur économique se prévalant des libertés garanties par le droit communautaire. Il était ainsi demandé à la Cour si la politique commerciale commune s’opposait à une telle mesure nationale qui subordonnait le paiement d’une exportation, pourtant autorisée par un autre État membre, à une condition d’origine territoriale non prévue par la législation européenne. La question se posait également de savoir si les obligations internationales antérieures d’un État membre, au titre de l’article 234 du traité CEE, pouvaient justifier une telle entrave.
La Cour de justice répond que la politique commerciale commune s’oppose à une telle mesure nationale. Elle juge que cette dernière constitue une restriction quantitative à l’exportation non justifiée, et encadre strictement la possibilité pour un État membre d’invoquer ses obligations internationales pour déroger au droit communautaire. La solution clarifie ainsi la portée de la compétence communautaire en matière commerciale face aux prérogatives nationales, réaffirmant la primauté et l’effet uniforme du droit de la Communauté (I). Elle délimite par ailleurs avec rigueur les conditions dans lesquelles un État peut se prévaloir d’engagements internationaux pour faire échec aux règles communes, soulignant le caractère exceptionnel d’une telle dérogation (II).
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**I. La suprématie de la politique commerciale commune sur les mesures unilatérales de sécurité nationale**
La Cour de justice établit que les mesures adoptées par l’État membre en cause, bien que motivées par des considérations de politique étrangère, contreviennent aux règles de la politique commerciale commune. Elle rappelle d’abord que les compétences nationales doivent s’exercer dans le respect du droit communautaire, avant de qualifier la mesure litigieuse de restriction injustifiée à la liberté d’exportation.
**A. La subordination des compétences nationales au respect du droit communautaire**
La Cour énonce un principe fondamental en affirmant que les États membres ne peuvent se prévaloir de leurs compétences en matière de politique étrangère et de sécurité pour se soustraire aux obligations découlant du droit communautaire. Elle souligne que s’il leur appartient bien d’arrêter des mesures dans ce domaine, « il n’en reste pas moins que ces mesures doivent respecter les dispositions adoptées par la Communauté dans le domaine de la politique commerciale commune ». Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante qui assure la cohérence et la primauté de l’ordre juridique communautaire.
Le raisonnement de la Cour est renforcé par le fait que les États membres avaient eux-mêmes décidé de recourir à un instrument communautaire, le règlement n° 1432/92, pour mettre en œuvre les sanctions des Nations unies. En choisissant la voie d’une action commune fondée sur l’article 113 du traité, ils ont intégré la gestion de ces sanctions dans le champ de la politique commerciale commune. Par conséquent, ils ne sauraient ensuite adopter des mesures nationales unilatérales qui fragmenteraient l’application uniforme de cet instrument. La mesure britannique est donc jugée non pas à l’aune des objectifs de politique étrangère qu’elle poursuit, mais au regard de sa compatibilité avec le régime communautaire existant.
**B. Une restriction de paiement assimilée à une entrave injustifiée aux exportations**
La Cour analyse ensuite la nature de la mesure litigieuse au regard du règlement n° 2603/69, qui pose le principe de la liberté des exportations vers les pays tiers. Elle juge que le refus de débloquer les fonds nécessaires au paiement constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’exportation. En effet, « des mesures nationales… qui restreignent le paiement du prix des marchandises qui… constitue une composante essentielle de l’opération d’exportation… équivalent à une restriction quantitative ». En interdisant le paiement pour les marchandises expédiées depuis d’autres États membres, la mesure britannique a pour effet direct de prohiber ces exportations.
Face à la justification avancée par l’État membre, fondée sur la sécurité publique et la nécessité de contrôler efficacement les sanctions, la Cour oppose l’existence d’un mécanisme communautaire harmonisé. Le règlement relatif aux sanctions prévoit déjà une procédure d’autorisation par les autorités compétentes de chaque État membre. Ce système repose sur le principe de confiance mutuelle, en vertu duquel « les États membres doivent se témoigner une confiance mutuelle en ce qui concerne les contrôles effectués par les autorités compétentes de l’État membre à partir duquel les produits en cause sont expédiés ». Un État ne peut donc unilatéralement substituer son propre contrôle à celui, jugé suffisant par le législateur communautaire, d’un autre État membre. La mesure est également jugée disproportionnée, des alternatives moins restrictives, comme la coopération administrative, étant disponibles.
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**II. L’encadrement strict de la dérogation tirée des obligations internationales antérieures**
Après avoir constaté l’incompatibilité de la mesure nationale avec la politique commerciale commune, la Cour examine si l’article 234 du traité CEE, relatif aux conventions antérieures, peut la justifier. Elle répond par la négative en posant des conditions strictes à l’application de cette clause dérogatoire, tout en précisant la répartition des rôles entre elle-même et le juge national.
**A. L’exigence de nécessité comme condition à l’application de l’article 234**
La Cour rappelle que l’article 234 du traité vise à préserver les engagements d’un État membre vis-à-vis des pays tiers résultant d’accords conclus avant l’entrée en vigueur du traité. Cependant, cette disposition ne saurait être interprétée comme une clause de sauvegarde générale permettant de déroger au droit communautaire. La Cour conditionne sa mise en œuvre à une exigence de stricte nécessité. Ainsi, des mesures nationales contraires au droit communautaire « ne sont justifiées au regard de l’article 234 du traité que si elles sont nécessaires pour assurer l’exécution par l’État membre concerné d’obligations envers des pays tiers ».
Cette interprétation restrictive est cruciale. Elle implique que si une convention internationale, telle que la Charte des Nations unies, autorise un État membre à prendre certaines mesures sans pour autant l’y obliger, ce dernier doit choisir les mesures compatibles avec ses obligations communautaires. En l’espèce, puisque le régime de sanctions des Nations unies était mis en œuvre par un règlement communautaire uniforme et que les exportations litigieuses avaient été approuvées par le comité des sanctions, il était peu probable que la mesure unilatérale de l’État membre puisse être considérée comme « nécessaire » à l’exécution de ses obligations internationales.
**B. La répartition des compétences entre la Cour de justice et le juge national**
Dans le cadre du renvoi préjudiciel, la Cour de justice délimite son rôle par rapport à celui de la juridiction de renvoi. Elle énonce le critère d’interprétation du droit communautaire mais confie au juge national le soin de l’appliquer aux faits de l’espèce. Il appartient ainsi à ce dernier « de vérifier quelles sont les obligations qui s’imposent, en vertu d’une convention internationale antérieure, à l’État membre concerné et d’en tracer les limites de manière à déterminer dans quelle mesure ces obligations font obstacle à l’application des dispositions du droit communautaire en cause ».
Cette répartition des tâches est classique dans le dialogue des juges. Néanmoins, la Cour ne se contente pas d’une réponse abstraite. Elle guide très clairement l’appréciation du juge national en soulignant que les exportations avaient été approuvées à la fois par le comité des sanctions et par les autorités d’un autre État membre. En encadrant de la sorte l’analyse factuelle à venir, la Cour s’assure de l’effectivité de son arrêt et renforce la portée de sa jurisprudence, garantissant que la dérogation de l’article 234 demeure une exception d’interprétation stricte et ne devienne pas une brèche dans l’application uniforme de la politique commerciale commune.