Par un arrêt rendu dans l’affaire C-341/95, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée à titre préjudiciel sur la validité d’une disposition du droit communautaire dérivé au regard des principes fondamentaux du traité.
En l’espèce, un litige commercial opposait un fournisseur et un acquéreur au sujet du paiement d’une livraison de substances destinées à la lutte contre les incendies. L’acquéreur refusait de s’acquitter du solde du prix au motif que le produit, composé d’hydrochlorofluorocarbures (HCFC), était devenu inutilisable et sa commercialisation interdite en vertu de l’article 5 du règlement (CE) n° 3093/94, entré en vigueur postérieurement à la conclusion du contrat. Le fournisseur a alors contesté la validité de cette interdiction devant la juridiction nationale italienne, arguant de sa non-conformité avec plusieurs dispositions du traité instituant la Communauté européenne. Saisie de cette question, la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice sur la validité dudit article 5 du règlement.
Il était ainsi demandé à la Cour de déterminer si le législateur communautaire, en interdisant l’utilisation des HCFC dans le secteur de la lutte contre les incendies, avait méconnu les objectifs et principes de la politique environnementale, le principe de libre circulation des marchandises et le principe de proportionnalité. La question se posait avec d’autant plus d’acuité que le règlement n’imposait pas une interdiction similaire pour d’autres substances, telles que les halons, pourtant réputées plus nocives pour la couche d’ozone.
La Cour de justice a conclu à la validité de la disposition contestée. Elle juge que l’interdiction totale de l’utilisation et de la commercialisation des HCFC pour la lutte contre les incendies, découlant de l’article 5 du règlement, ne constitue pas une violation du traité. Le Conseil n’a pas commis d’erreur d’appréciation manifeste en adoptant une mesure spécifique et plus rigoureuse que les engagements internationaux de la Communauté, et cette mesure n’apparaît pas disproportionnée au regard de l’objectif de protection de l’environnement, lequel constitue une exigence impérative pouvant justifier des restrictions à la libre circulation des marchandises.
Il convient d’analyser la portée de cette décision, qui confirme la large marge d’appréciation dont dispose le législateur communautaire dans la mise en œuvre de la politique environnementale (I), tout en soumettant l’exercice de cette compétence à un contrôle de proportionnalité qui justifie une restriction aux libertés économiques fondamentales (II).
I. L’affirmation d’une large marge d’appréciation du législateur communautaire
La Cour reconnaît au législateur communautaire la faculté d’adopter une action environnementale ciblée (A) et lui offre une interprétation souple du principe d’un niveau de protection élevé (B), fondant ainsi la légalité de la mesure d’interdiction contestée.
**A. La légitimité d’une action environnementale ciblée**
Face à l’argument selon lequel le règlement n’aurait pas assuré une protection globale de l’environnement en se concentrant uniquement sur l’appauvrissement de la couche d’ozone, la Cour précise la portée des objectifs définis à l’article 130 R du traité. Elle juge qu’il ne découle pas de cette disposition une obligation pour le législateur d’adopter simultanément des mesures visant l’environnement dans son ensemble à chaque intervention. Au contraire, elle estime que cette disposition « autorise l’adoption de mesures visant uniquement certains aspects définis de l’environnement, pour autant que ces mesures contribuent à la préservation, à la protection et à l’amélioration de la qualité de celui-ci ».
Cette approche pragmatique confère au législateur la souplesse nécessaire pour répondre de manière progressive et spécifique aux défis environnementaux. En validant une réglementation qui cible les substances appauvrissant la couche d’ozone sans traiter concomitamment d’autres problématiques comme le réchauffement climatique, la Cour légitime une méthode d’action sectorielle. Elle admet ainsi que la complexité des questions environnementales peut justifier une intervention par étapes, concentrée sur un objectif précis, sans que cela n’entache la validité de la mesure au regard des finalités générales de la politique environnementale.
**B. L’interprétation souple du principe d’un niveau de protection élevé**
Le règlement était également critiqué au motif qu’en autorisant l’usage de substances plus nocives comme les halons, il ne respectait pas l’exigence d’un niveau de protection élevé prescrite par l’article 130 R, paragraphe 2. La Cour écarte ce grief en clarifiant la portée de cette notion. Elle énonce qu’un « tel niveau de protection, pour être compatible avec cette disposition, ne doit pas nécessairement être techniquement le plus élevé possible ». Cette interprétation est déterminante, car elle dissocie le niveau de protection requis de l’optimum technique ou scientifique.
En agissant de la sorte, la Cour reconnaît que la définition du niveau de protection relève d’un arbitrage politique complexe, qui doit tenir compte d’autres facteurs. Elle renforce cette analyse en rappelant que l’article 130 T du traité autorise les États membres à maintenir ou à établir des mesures de protection renforcées, ce qui confirme que la législation communautaire peut se borner à fixer un standard élevé, sans pour autant viser le niveau de protection maximal imaginable. Le législateur n’a donc pas méconnu son obligation en adoptant une mesure plus rigoureuse que les standards internationaux, même si des alternatives encore plus protectrices auraient pu être envisagées.
II. Une restriction justifiée aux libertés économiques fondamentales
Après avoir consolidé la légitimité de l’action du législateur, la Cour examine sa compatibilité avec les libertés du marché intérieur. Elle rappelle que la protection de l’environnement est une exigence impérative (A) et procède à une analyse détaillée de la proportionnalité de l’interdiction (B).
**A. La protection de l’environnement comme exigence impérative**
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la protection de l’environnement figure parmi les objectifs essentiels de la Communauté. Elle réaffirme avec force que cette protection « constitue une exigence impérative pouvant limiter l’application de l’article 30 du traité ». L’interdiction de commercialisation des HCFC, qui constitue une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative, peut donc être justifiée par cet objectif.
Ce faisant, la Cour confirme la place prééminente de la protection environnementale dans la hiérarchie des intérêts protégés par le droit communautaire. Loin d’être un simple objectif programmatique, elle constitue un impératif capable de faire échec à l’une des libertés les plus fondamentales du marché intérieur. La validité de la restriction est cependant conditionnée au respect du principe de proportionnalité, qui impose un examen de l’adéquation et de la nécessité de la mesure.
**B. Le contrôle de la proportionnalité de la mesure d’interdiction**
La Cour vérifie si l’interdiction des HCFC est apte à réaliser l’objectif de protection de la couche d’ozone et si elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre. L’aptitude de la mesure ne fait aucun doute. Pour apprécier sa nécessité, la Cour se livre à une mise en balance des intérêts et des solutions de rechange.
Elle constate d’une part qu’il existait des produits de substitution efficaces aux HCFC, tels que « l’eau, la poudre et les gaz inertes ». D’autre part, elle relève que les halons, bien que plus nocifs, présentent une « capacité d’extinction irremplaçable » pour certains usages essentiels et dans des conditions spécifiques où les HCFC seraient moins performants et plus toxiques en plus grande quantité. Dès lors, la différence de traitement entre les HCFC et les halons n’est pas dénuée de justification objective. L’interdiction des HCFC n’est donc pas jugée disproportionnée, car des alternatives existaient pour la plupart des usages, et le maintien des halons répondait à des besoins spécifiques pour lesquels aucune solution de rechange satisfaisante n’était disponible. Le contrôle de proportionnalité permet ainsi de valider une mesure restrictive en apparence incohérente.