L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 15 septembre 1987, dans l’affaire 325/85, offre une clarification essentielle sur la force juridique des actes unilatéraux de la Commission en matière de politique commune de la pêche, particulièrement dans un contexte de carence du Conseil. En l’espèce, un État membre avait engagé des dépenses liées à des interventions dans le secteur de la pêche. La Commission a refusé de prendre en charge une partie de ces dépenses au titre du Fonds européen d’orientation et de garantie agricole, au motif que les captures de pêche de cet État dépassaient les quotas qu’elle avait proposés pour l’année 1981. Confronté à l’inaction du Conseil, qui n’avait pas adopté de réglementation sur les totaux admissibles de captures pour l’exercice concerné, la Commission avait en effet déclaré ses propres propositions comme étant juridiquement contraignantes pour les États membres. L’État membre a alors formé un recours en annulation contre cette décision de refus de financement, soutenant que la Commission n’était pas compétente pour édicter unilatéralement des normes obligatoires et que ses propositions ne constituaient pas une base légale valable. La question de droit soumise à la Cour était donc de savoir si des propositions de la Commission, en l’absence d’adoption par le Conseil, pouvaient être assimilées à des « règles communautaires » dont la violation justifierait le refus d’un financement communautaire. La Cour de justice y répond par la négative, considérant que de simples propositions unilatérales, faute de s’inscrire dans une procédure de coopération avec l’État membre concerné, ne peuvent acquérir un caractère contraignant.
L’analyse de la décision révèle ainsi la portée limitée des initiatives de la Commission lorsque le processus décisionnel communautaire est paralysé (I). En conséquence, la Cour renforce la protection des opérateurs économiques en faisant prévaloir un principe fondamental de l’ordre juridique communautaire, celui de la sécurité juridique (II).
I. La portée conditionnée des propositions de la Commission en cas de carence du Conseil
La Cour de justice encadre strictement les pouvoirs de la Commission lorsque celle-ci tente de suppléer à l’inaction du Conseil. Pour qu’une mesure de conservation des ressources de la mer puisse produire des effets de droit, elle doit résulter d’une collaboration effective entre les institutions et les États membres (A), faute de quoi les actes unilatéraux de la Commission demeurent dépourvus de force obligatoire (B).
A. L’exigence d’une coopération pour pallier l’inaction du Conseil
La Cour rappelle que, dans le domaine de la conservation des ressources halieutiques, la compétence appartient à la Communauté et que les États membres sont tenus par une obligation de coopération découlant de l’article 5 du traité CEE. Cette obligation impose aux États membres de faciliter la mission de la Communauté et de s’abstenir de toute mesure susceptible de compromettre ses objectifs. La jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt du 5 mai 1981, avait déjà établi que, face à la défaillance du Conseil, les États membres ne peuvent adopter de mesures de conservation nationales qu’en collaboration avec la Commission. Celle-ci agit en tant que gardienne de l’intérêt commun et ses objections ou réserves doivent être respectées. La Cour souligne ainsi qu’une « action communautaire concertée » peut émerger même sans acte formel du Conseil. Elle admet donc que « dans une situation où le conseil est resté en défaut d’édicter les mesures de conservation nécessaires pour préserver les ressources halieutiques, de telles mesures, répondant a des besoins urgents, peuvent, afin de maintenir la communaute en etat de faire face a ses responsabilites, resulter d’une procedure de cooperation entre les etats membres et la commission ». L’existence d’une règle de droit contraignante est donc subordonnée à la mise en œuvre de cette procédure de coopération.
B. Le constat de l’absence d’une règle communautaire contraignante
En l’espèce, la Cour constate que le dialogue nécessaire à l’établissement d’une action concertée n’a pas eu lieu. La Commission a invité l’État membre à prendre des mesures pour se conformer à ses propositions de quotas, mais cette invitation est restée sans réponse. L’État membre n’a pas soumis de mesures nationales à l’approbation de la Commission pour les stocks de poissons concernés. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’aucune procédure de coopération n’a été engagée. La conséquence de cette absence de collaboration est déterminante : les propositions de la Commission, bien que motivées par la nécessité de conserver les ressources, ne peuvent franchir le seuil de l’acte unilatéral non contraignant. La Cour affirme avec force que « les propositions unilateralement arretees par la commission, relatives aux quotas de peche a attribuer a l’irlande, ne peuvent pas se voir reconnaitre le caractere de regles communautaires ». Par conséquent, la base juridique sur laquelle la Commission fondait son refus de financement fait défaut. Le non-respect de simples propositions ne peut être assimilé à la violation d’une obligation communautaire.
II. La consécration du principe de sécurité juridique dans le financement agricole
Le rejet de la qualification de « règles communautaires » pour les propositions de la Commission conduit la Cour à réaffirmer avec vigueur l’impératif de sécurité juridique (A), ce qui neutralise la possibilité pour une institution d’imposer des sanctions financières sans une base légale explicite et certaine (B).
A. L’affirmation de l’impératif de sécurité juridique
Au-delà de l’analyse des compétences institutionnelles, la Cour ancre sa décision dans un principe cardinal du droit communautaire. Elle juge que « la legislation communautaire doit etre certaine et son application previsible pour les justiciables ». Ce principe s’applique avec une rigueur particulière lorsqu’une réglementation est susceptible d’entraîner des conséquences financières. Les justiciables, et notamment les États membres dans le cadre de la gestion des fonds communautaires, doivent pouvoir connaître avec précision l’étendue de leurs obligations. En l’absence d’un règlement du Conseil ou d’une décision adoptée dans le cadre d’une coopération formelle, l’État membre ne pouvait pas prévoir avec certitude que le dépassement des quotas proposés par la Commission entraînerait une sanction financière. La déclaration unilatérale de la Commission, même publiée, ne suffisait pas à créer une norme prévisible et certaine, d’autant que sa force contraignante était contestée par le service juridique du Conseil lui-même. La Cour protège ainsi les justiciables contre l’incertitude normative.
B. L’inapplicabilité de sanctions financières en l’absence de base légale claire
La conclusion logique de ce raisonnement est que la Commission ne pouvait légalement refuser le financement des dépenses engagées par l’État membre. Le règlement n° 729/70 subordonne le financement par le FEOGA au respect des règles communautaires. Or, la Cour ayant établi qu’il n’existait pas de telles règles en matière de quotas de pêche pour l’année 1981, le fondement du refus de la Commission disparaît. La réalité des dépenses n’étant pas contestée, la sanction financière était injustifiée. Cet arrêt établit clairement que la nécessité de prendre des mesures de conservation, aussi urgente soit-elle, ne permet pas à la Commission de s’arroger un pouvoir normatif et répressif que les traités ne lui confèrent pas explicitement. Elle ne peut imposer de conséquences financières négatives aux États membres qu’en s’appuyant sur une obligation juridique claire, prévisible et incontestable, ce qui n’était manifestement pas le cas en l’espèce. La décision de la Commission est donc annulée, réaffirmant la primauté de la légalité sur l’opportunité politique.