Arrêt de la Cour du 16 juillet 1992. – Commission des Communautés européennes contre République française. – Manquement – Articles 30 et 36 – Additifs alimentaires – Ajout de nitrate au fromage. – Affaire C-344/90.

Par un arrêt en date du 22 octobre 1992, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions de compatibilité d’une réglementation nationale sur les additifs alimentaires avec le principe de libre circulation des marchandises. En l’espèce, une législation nationale subordonnait à une autorisation préalable l’emploi de tout additif dans les denrées alimentaires, et par conséquent, interdisait la commercialisation de produits en contenant sans une telle autorisation. Or, aucun texte réglementaire national n’autorisait l’usage du nitrate dans la fabrication des fromages, rendant de fait illégale sur ce territoire l’importation de fromages en provenance d’autres États membres où ils étaient légalement fabriqués avec cet additif.

Saisie par la Commission, qui y voyait une violation des obligations découlant de l’article 30 du traité CEE, la Cour de justice a été amenée à examiner la conformité de cette interdiction au droit communautaire. La Commission soutenait que l’interdiction d’importer des fromages contenant du nitrate, un additif dont l’innocuité et l’utilité technologique étaient selon elle reconnues par les instances scientifiques internationales, constituait une entrave injustifiée à la libre circulation. Le problème de droit soumis à la Cour était donc de déterminer si une réglementation nationale interdisant, sauf autorisation préalable, l’importation d’une denrée alimentaire contenant un additif constitue une violation de l’article 30 du traité CEE, alors même qu’aucune demande d’autorisation n’a été préalablement soumise et rejetée par les autorités nationales.

À cette question, la Cour de justice répond par la négative en rejetant le recours de la Commission. Elle juge qu’un État membre ne manque à ses obligations que si la procédure d’autorisation qu’il a mise en place n’est pas conforme au droit communautaire, ou si ses autorités ont rejeté de façon injustifiée une demande visant à obtenir l’inscription de la substance concernée sur la liste des additifs autorisés. La Cour, en rejetant le recours, réaffirme le cadre procédural strict encadrant les dérogations au principe de libre circulation (I), tout en rappelant la charge de la preuve qui incombe aux opérateurs économiques et à la Commission (II).

I. La réaffirmation d’un cadre procédural pour les mesures nationales dérogatoires

La Cour de justice rappelle que si les États membres peuvent maintenir des exigences nationales pour des motifs d’intérêt général comme la protection de la santé publique, celles-ci doivent respecter des conditions procédurales et substantielles strictes pour ne pas constituer une entrave déguisée au commerce. La solution de l’arrêt s’inscrit dans le sillage d’une jurisprudence bien établie, qu’elle vient consolider en précisant la nature des conditions de forme (A) et de fond (B) qui pèsent sur les réglementations nationales.

A. L’exigence d’une procédure d’autorisation accessible et transparente

L’arrêt énonce avec clarté la première condition de validité d’un système d’autorisation préalable. La Cour juge qu’une telle réglementation « doit être assortie d’une procédure permettant aux opérateurs économiques d’obtenir l’inscription de cet additif sur la liste nationale des additifs autorisés ». Cette procédure doit répondre à trois critères cumulatifs pour être considérée comme compatible avec les exigences du droit communautaire. Elle doit en premier lieu être aisément accessible aux opérateurs, ce qui exclut des formalités excessivement complexes ou coûteuses.

En second lieu, la procédure doit pouvoir être menée à terme dans des délais raisonnables, afin d’éviter que l’inertie administrative ne se transforme en un refus implicite et arbitraire. Enfin, la Cour exige que toute décision de refus puisse faire l’objet d’un recours juridictionnel. Cette garantie est fondamentale, car elle permet un contrôle de la légalité et de la proportionnalité de la décision administrative au regard des objectifs poursuivis. En rappelant ces exigences, la Cour s’assure que le système d’autorisation ne constitue pas, en pratique, une interdiction absolue et infranchissable pour les produits importés.

B. Le contrôle des motifs substantiels de refus

Au-delà des garanties procédurales, la Cour encadre également les motifs sur lesquels les autorités nationales peuvent fonder un refus d’autorisation. Elle précise qu’une demande « ne peut être rejetée par les autorités administratives compétentes que si cet additif ne répond à aucun besoin réel, notamment d’ordre technologique, ou s’il présente un danger pour la santé publique ». Ces deux motifs de refus sont les seuls admis et doivent être interprétés strictement.

Concernant le besoin technologique, l’arrêt souligne qu’il doit être évalué en tenant compte « des résultats de la recherche scientifique internationale et de l’appréciation qui en a été faite par les autorités des autres États membres ». De plus, la Cour prend soin de préciser qu’il ne suffit pas d’invoquer la possibilité de fabriquer le produit différemment pour écarter un tel besoin, car cela reviendrait à privilégier les habitudes de production nationales. Quant au risque pour la santé publique, son appréciation doit également se fonder sur des données scientifiques objectives, notamment les travaux du comité scientifique de l’alimentation humaine, et tenir compte des habitudes alimentaires nationales. L’État membre qui invoque ce risque doit apporter la preuve de son existence.

En définissant ce cadre, la Cour précise logiquement les obligations qui pèsent sur les acteurs souhaitant contester une réglementation nationale.

II. La centralité de la charge de la preuve dans le contentieux de la libre circulation

Le rejet du recours de la Commission repose entièrement sur une question de preuve et de méthodologie contentieuse. La Cour ne se prononce pas sur le fond, c’est-à-dire sur la dangerosité ou l’utilité du nitrate. Elle constate simplement que la Commission n’a pas rapporté la preuve d’un manquement, car elle n’a pas suivi la démarche requise par la jurisprudence. Cette solution met en lumière l’obligation pour l’opérateur économique d’épuiser les voies de droit internes (A) avant que la Commission puisse agir efficacement (B).

A. L’obligation préalable pour l’opérateur d’initier la procédure nationale

L’apport essentiel de cet arrêt réside dans la clarification de l’ordre des actions. La Cour considère que le mécanisme de contrôle de la compatibilité d’une mesure nationale ne peut être enclenché que si le système d’autorisation a été préalablement testé. Il appartient donc à l’opérateur économique qui souhaite importer un produit contenant un additif non autorisé de déposer une demande formelle d’inscription de cet additif sur la liste nationale.

Ce n’est qu’en cas de refus explicite ou implicite de la part des autorités nationales que la légalité de l’interdiction pourra être contestée sur le fond. En l’absence d’une telle démarche, l’interdiction générale demeure une simple potentialité d’entrave et non une violation avérée des articles 30 et 36 du traité. Comme le relève la Cour, un État membre manque à ses obligations « si ses autorités ont rejeté de façon injustifiée une demande visant à obtenir l’inscription d’une substance ». L’absence de demande préalable rendait donc le recours de la Commission prématuré et, par conséquent, non fondé.

B. La portée limitée de l’action en manquement de la Commission

En conséquence directe, le rôle de la Commission dans ce type de contentieux se trouve précisément délimité. L’arrêt confirme qu’elle ne peut utilement introduire un recours en manquement contre un État membre pour son système d’autorisation qu’à deux conditions. Soit elle démontre que la procédure d’autorisation elle-même est contraire au droit communautaire, car elle n’est pas accessible, n’aboutit pas dans un délai raisonnable ou n’offre pas de recours juridictionnel. Soit, en présence d’une procédure conforme, elle prouve qu’une demande d’autorisation a été rejetée par les autorités nationales sur des bases injustifiées, c’est-à-dire sans démontrer l’absence de besoin technologique ou l’existence d’un risque pour la santé publique.

En l’espèce, la Cour constate que « la Commission n’a fait valoir ni que la procédure instaurée par ces décrets était contraire au droit communautaire ni que, préalablement à l’introduction du présent recours, les autorités françaises avaient rejeté une demande d’un ou plusieurs opérateurs économiques ». Le recours ne pouvait donc qu’être rejeté. La décision constitue ainsi une leçon de stratégie contentieuse, rappelant que la protection de la libre circulation des marchandises, si elle est un principe fondamental, s’accommode de procédures nationales dès lors que celles-ci sont encadrées et que leur contestation suit un ordre logique.

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