Arrêt de la Cour du 16 juillet 1992. – Dirección General de Defensa de la Competencia contre Asociación Española de Banca Privada et autres. – Demande de décision préjudicielle: Tribunal de Defensa de la Competencia – Espagne. – Droit de la concurrence – Règlement n. 17 – Utilisation par les autorités nationales d’informations recueillies par la Commission. – Affaire C-67/91.

Par un arrêt du 16 juillet 1992, la Cour de justice des Communautés européennes a rendu une décision préjudicielle précisant les limites à l’utilisation par les autorités nationales des informations recueillies par la Commission dans le cadre de l’application du droit de la concurrence. En l’espèce, une autorité nationale de la concurrence avait engagé une procédure à l’encontre de plusieurs établissements bancaires pour des pratiques présumées restrictives, en se fondant sur des éléments que ces derniers avaient communiqués à la Commission européenne. Cette communication avait eu lieu, d’une part, en réponse à des demandes de renseignements fondées sur l’article 11 du règlement n° 17 et, d’autre part, par une notification volontaire visant à obtenir une attestation négative ou une exemption au titre de l’article 85 du traité CEE.

Saisi du litige, le tribunal national compétent a sursis à statuer afin d’interroger la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle pratique avec le droit communautaire. Les établissements bancaires soutenaient que les informations fournies à la Commission dans un cadre procédural spécifique ne pouvaient être utilisées comme preuves dans une procédure répressive nationale distincte. L’autorité nationale et le gouvernement de l’État membre concerné estimaient au contraire qu’une telle utilisation était possible, que ce soit pour appliquer le droit national ou le droit communautaire de la concurrence. La question de droit posée à la Cour était donc de déterminer si les informations obtenues par la Commission en application du règlement n° 17, et transmises aux autorités nationales, peuvent être utilisées par celles-ci comme moyens de preuve dans des procédures de concurrence, qu’elles soient fondées sur le droit interne ou sur le droit communautaire.

À cette question, la Cour de justice a répondu par la négative, en posant un principe de finalité stricte. Elle juge que « les États membres, dans le cadre de la compétence qui leur est reconnue pour l’application des règles nationales et communautaires de la concurrence, ne peuvent utiliser, comme moyens de preuve, ni les informations non publiées contenues dans les réponses aux demandes de renseignements adressées aux entreprises en application de l’article 11 du règlement n° 17 ni les informations contenues dans les demandes et notifications prévues par les articles 2, 4 et 5 du règlement n° 17 ». La solution de la Cour établit ainsi une cloison étanche entre les informations recueillies dans le cadre des procédures communautaires et leur utilisation probatoire au niveau national. Cette décision repose sur une interprétation finaliste des dispositions du règlement, visant à garantir l’effectivité des droits des entreprises. Le raisonnement de la Cour distingue clairement la portée de cette interdiction selon la nature des informations (I), avant de consacrer un équilibre nécessaire entre le principe de coopération et la protection des droits fondamentaux (II).

I. La portée de l’interdiction d’utilisation des informations par les autorités nationales

La Cour de justice établit une interdiction générale d’utilisation des informations comme moyens de preuve, qu’elles proviennent d’une demande formelle de la Commission ou d’une notification volontaire des entreprises. Elle fonde sa solution sur une interprétation protectrice des droits des entreprises, en appliquant un raisonnement similaire aux deux situations.

A. Une interdiction visant les informations obtenues sur demande de la Commission

L’article 20, paragraphe 1, du règlement n° 17 dispose que « les informations recueillies en application des articles 11, 12, 13 et 14 ne peuvent être utilisées que dans le but pour lequel elles ont été demandées ». La Cour s’appuie sur cette disposition pour affirmer que les renseignements fournis par une entreprise à la Commission, en réponse à une demande fondée sur l’article 11, sont cantonnés à la procédure communautaire. Le but de la collecte est de permettre à la Commission d’exercer ses propres compétences, et non de constituer un dossier probatoire pour les autorités nationales. Une utilisation de ces informations dans une procédure nationale, même si celle-ci vise à appliquer les articles 85 et 86 du traité, constituerait un détournement de finalité.

Cette interprétation est renforcée par le respect des droits de la défense, principe fondamental du droit communautaire. La Cour rappelle que ces droits exigent que l’entreprise soit informée du but de la demande de renseignements au moment où elle y répond. Permettre une utilisation ultérieure de ces informations à d’autres fins violerait cette garantie essentielle. Par conséquent, les informations transmises aux autorités nationales en vertu de l’article 10 du règlement, dans un but de coopération et d’information, ne sauraient être transformées en preuves dans une procédure distincte, régie par des règles nationales.

B. Une interdiction étendue aux informations issues des notifications volontaires

La Cour étend son raisonnement aux informations contenues dans les formulaires de notification (formulaire A/B), bien qu’aucune disposition expresse analogue à l’article 20, paragraphe 1, ne les vise directement. En l’absence de texte, elle procède à une interprétation systémique et téléologique du règlement n° 17. Elle considère que la procédure de notification, qui permet aux entreprises de solliciter une exemption au titre de l’article 85, paragraphe 3, du traité, s’inscrit dans un cadre spécifiquement communautaire. Les entreprises qui s’engagent dans cette démarche le font en contrepartie d’avantages, notamment l’immunité d’amendes pour les agissements postérieurs à la notification, prévue à l’article 15, paragraphe 5.

La Cour souligne que cet avantage constitue la « contrepartie du risque encouru par l’entreprise en dénonçant elle-même l’accord ou la pratique concertée ». Si les informations contenues dans la notification pouvaient être utilisées par une autorité nationale pour fonder une procédure répressive, l’incitation à notifier serait considérablement affaiblie. Une telle utilisation « réduirait de façon substantielle la portée de l’avantage consenti aux entreprises », portant ainsi atteinte à l’économie générale et à l’effet utile du système de notification mis en place par le règlement. Le silence du texte est donc interprété comme une confirmation implicite de la protection due aux entreprises, alignant le sort des informations notifiées sur celui des informations recueillies par voie d’enquête.

II. La consécration d’un équilibre entre coopération et droits des entreprises

La solution retenue par la Cour ne se limite pas à une application technique des textes ; elle révèle la recherche d’un équilibre fondamental entre la protection des droits des entreprises et les impératifs de la politique de la concurrence. La Cour réaffirme ainsi la prééminence des droits fondamentaux tout en préservant l’efficacité de la coopération entre la Commission et les autorités nationales.

A. La prééminence des droits fondamentaux des entreprises

Le raisonnement de la Cour est irrigué par deux principes fondamentaux : le respect des droits de la défense et la protection du secret professionnel. S’agissant des droits de la défense, la Cour insiste sur la nécessité pour une entreprise de connaître la finalité de la procédure dans laquelle elle fournit des informations. La limitation de l’usage de ces informations à cette seule finalité est une garantie contre l’arbitraire et assure la loyauté de la procédure. Toute autre solution reviendrait à piéger l’entreprise qui coopère avec la Commission.

En outre, la Cour se réfère à l’article 214 du traité (relatif au secret professionnel) et à l’article 20, paragraphe 2, du règlement n° 17. Elle en déduit une obligation renforcée pour les autorités détentrices d’informations confidentielles. Le secret professionnel « implique non seulement l’institution de règles visant à interdire la communication d’informations confidentielles, mais également l’impossibilité pour les autorités légalement détentrices de ces informations de les utiliser, en l’absence de disposition expresse en ce sens, pour un motif étranger à celui pour lequel elles ont été recueillies ». La protection ne se limite donc pas à une interdiction de divulgation, mais englobe une interdiction d’utilisation probatoire à d’autres fins.

B. La préservation de l’efficacité de la politique de la concurrence

L’interdiction posée par la Cour n’est cependant pas synonyme d’une paralysie des autorités nationales. La Cour prend soin de préciser que ces autorités ne sont pas tenues « d’ignorer les informations qui leur ont été communiquées et de souffrir ainsi […] d’amnésie aiguë ». Elle opère une distinction subtile mais essentielle entre l’utilisation des informations comme moyen de preuve et leur utilisation comme simple indice. Les informations transmises par la Commission peuvent légitimement alerter une autorité nationale et justifier l’ouverture d’une enquête sur son propre territoire.

Cependant, la procédure nationale qui s’ensuit devra reposer sur des preuves collectées de manière autonome, conformément aux règles de procédure nationales. Les faits mentionnés dans les documents de la Commission peuvent faire l’objet de poursuites, à condition que « la preuve de leur existence soit établie non par les documents et informations recueillis par la Commission, mais par les moyens de preuve propres au droit national ». Cet équilibre préserve l’efficacité de la politique de la concurrence à deux niveaux. D’une part, il maintient l’incitation des entreprises à coopérer avec la Commission, favorisant la détection des infractions au niveau communautaire. D’autre part, il permet aux autorités nationales d’être des acteurs vigilants de la politique de la concurrence, sans porter atteinte aux garanties procédurales fondamentales offertes par le droit communautaire.

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