Par un arrêt en date du 16 juin 1987, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de la notion d’entreprise publique au sens du droit communautaire de la concurrence, dans le cadre d’un litige relatif à l’obligation de transparence financière imposée aux États membres. En l’espèce, la Commission des Communautés européennes avait demandé à un État membre de lui communiquer des informations financières concernant une administration autonome d’État active dans le secteur des tabacs manufacturés. L’État membre a opposé un refus, estimant que l’entité en question ne constituait pas une entreprise publique mais un organe de l’administration, et qu’elle n’était donc pas soumise aux exigences de la directive 80/723/CEE relative à la transparence des relations financières entre les États membres et les entreprises publiques.
Saisie par la Commission, la Cour de justice a été amenée à trancher un recours en manquement. L’État membre soutenait que l’entité en cause, étant dépourvue de personnalité juridique distincte de celle de l’État et intégrée à son administration, relevait de la catégorie des « pouvoirs publics » et ne pouvait être simultanément qualifiée d’« entreprise publique » au sens de l’article 2 de la directive. La Commission, pour sa part, défendait une approche fonctionnelle, arguant que la nature économique de l’activité exercée par l’entité primait sur sa forme juridique interne. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si un organe de l’État, dépourvu de personnalité juridique distincte mais exerçant une activité de nature économique, devait être qualifié d’entreprise publique au sens de la directive et, par conséquent, être assujetti aux obligations de transparence qu’elle impose.
La Cour de justice répond par l’affirmative. Elle juge que l’absence de personnalité juridique distincte est sans pertinence pour qualifier une entité d’entreprise publique, dès lors que cette dernière exerce des activités économiques sur un marché. Par cette décision, la Cour privilégie une conception matérielle de l’entreprise publique, fondée sur la nature de son activité, écartant ainsi les critères formels tirés du droit national. Cette interprétation extensive de la notion d’entreprise publique (I) se révèle fondamentale pour garantir l’effectivité du contrôle des aides d’État et l’uniformité du droit communautaire (II).
I. La consécration d’une conception fonctionnelle de l’entreprise publique
Pour assujettir l’entité litigieuse aux obligations de transparence, la Cour de justice a neutralisé le critère organique tiré du droit interne (A) au profit d’une approche matérielle fondée sur l’activité économique exercée (B).
A. Le rejet du critère organique de la personnalité juridique
La Cour écarte l’argumentation de l’État membre selon laquelle l’absence de personnalité juridique distincte de celle de l’État ferait obstacle à la qualification d’entreprise publique. Le juge communautaire considère que soumettre l’application de la directive à des distinctions issues des ordres juridiques nationaux compromettrait son efficacité. En effet, « l’objectif de la directive 80/723 […] serait mis en cause si son application dependait de la question de savoir si des organes d’etat possedent ou non une personnalite juridique distincte de celle de l’etat ». Une telle approche permettrait aux États membres de se soustraire à leurs obligations de transparence par le simple choix d’une forme juridique particulière pour leurs activités économiques.
La Cour souligne également que même en l’absence de personnalités juridiques distinctes, des « relations financieres entre l’etat et cet organe » existent bel et bien, notamment par le biais d’allocations budgétaires. Le fait que l’entité soit intégrée à l’administration de l’État, loin de l’exclure du champ de la directive, rend au contraire la transparence encore plus nécessaire, car l’influence de l’État y est exercée de la manière la plus directe qui soit. Le raisonnement de la Cour met ainsi en lumière que la notion de relation financière ne suppose pas nécessairement une altérité juridique entre deux sujets de droit, mais peut exister au sein d’une même personne morale.
B. L’affirmation du critère matériel de l’activité économique
En lieu et place du critère formel, la Cour de justice ancre sa décision dans une analyse fonctionnelle de l’entité en cause. Elle rappelle que la directive vise à permettre de « distinguer clairement entre le role de l’etat en tant que pouvoir public et en tant que proprietaire ». Cette distinction fondamentale repose sur la nature de l’activité exercée. Ainsi, « l’etat peut agir soit en exercant l’ autorite publique, soit en exercant des activites economiques de caractere industriel ou commercial consistant a offrir des biens et des services sur le marche ». C’est cette seconde catégorie d’activités qui justifie la qualification d’entreprise publique et l’application des règles de concurrence.
Le fait que l’entité en cause participe à l’activité économique en offrant des biens sur le marché des tabacs manufacturés est un élément non contesté et devient, dans l’analyse de la Cour, le seul critère pertinent. La qualification d’entreprise publique découle donc non pas de sa structure, mais de sa fonction. En adoptant cette définition matérielle, la Cour s’assure que toutes les entités se comportant comme des opérateurs économiques soient soumises aux mêmes règles de transparence, quelle que soit leur forme juridique en droit interne.
II. La portée d’une solution garantissant l’effectivité du droit de la concurrence
En définissant largement la notion d’entreprise publique, la Cour renforce les instruments de surveillance des aides d’État (A) et réaffirme la primauté d’une interprétation téléologique du droit communautaire (B).
A. Le renforcement de la surveillance des aides d’État
La Cour rappelle que l’objectif de la directive 80/723 est de « promouvoir l’application efficace, aux entreprises publiques, des dispositions des articles 92 et 93 du traite concernant les aides etatiques ». La transparence des relations financières entre l’État et ses entreprises est la condition nécessaire à une surveillance effective des aides par la Commission. En l’absence de cette transparence, des transferts de fonds publics susceptibles de constituer des aides d’État illégales pourraient rester occultes, faussant ainsi la concurrence sur le marché intérieur.
En incluant les organes d’État sans personnalité juridique dans le champ de la directive, la Cour empêche qu’une part importante des activités économiques étatiques n’échappe au contrôle de la Commission. La solution permet de déceler des avantages anormaux, tels que la « compensation des pertes d’exploitation » ou la mise à disposition de fonds permettant une « exploitation en dehors des regles d’une gestion commerciale normale ». La décision constitue donc une garantie essentielle pour l’application équitable et efficace des règles de concurrence à l’ensemble des opérateurs économiques, qu’ils soient privés ou publics.
B. La primauté de l’interprétation téléologique du droit communautaire
Au-delà de son apport au droit de la concurrence, cet arrêt est une illustration de la méthode d’interprétation de la Cour de justice, qui privilégie la finalité des textes sur leur lettre. Face à un État membre qui invoque une particularité de son ordre juridique interne pour limiter la portée d’une directive, la Cour oppose la nécessité de garantir l’unité et l’efficacité du droit communautaire. Elle affirme que « le recours a des dispositions de l’ordre juridique interne pour limiter la portee des dispositions de droit communautaire aurait pour effet de porter atteinte a l’unite et a l’efficacite de ce droit et ne saurait des lors etre admis ».
Cette affirmation, classique dans la jurisprudence de la Cour, confère à la décision une portée de principe. La définition d’entreprise publique, comme d’autres notions clés du droit communautaire, doit recevoir une interprétation autonome et uniforme dans l’ensemble de la Communauté. En refusant de laisser les qualifications du droit national faire écran à l’application du droit communautaire, la Cour assure la pleine effectivité des règles du traité et des actes de droit dérivé, consolidant ainsi les fondements de l’ordre juridique communautaire.