Par un arrêt rendu dans l’affaire C-388/95, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions dans lesquelles une réglementation nationale peut restreindre la libre circulation des marchandises au nom de la protection d’une appellation d’origine. En l’espèce, un État membre imposait que les vins bénéficiant d’une appellation d’origine qualifiée soient mis en bouteille dans leur région de production pour pouvoir porter ladite appellation. Cette obligation s’appliquait y compris aux vins destinés à l’exportation.
Un autre État membre, considérant que cette mesure constituait une entrave injustifiée aux échanges, a engagé une procédure en manquement. Il soutenait que cette législation violait l’article 34 du traité CE (devenu article 29 CE), tel qu’interprété par la Cour dans une affaire antérieure portant sur cette même réglementation. Le demandeur au pourvoi dans cette précédente affaire avait en effet obtenu la censure d’une mesure similaire. Le défendeur, soutenu par d’autres États membres et par la Commission, faisait valoir que la mesure était nécessaire à la préservation des qualités et de la réputation du vin concerné.
Il était donc demandé à la Cour de déterminer si une obligation de mise en bouteilles dans la région de production, conditionnant l’usage d’une appellation d’origine qualifiée, constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’exportation et, dans l’affirmative, si elle peut être justifiée au regard des exigences de protection de la propriété industrielle et commerciale.
La Cour a jugé qu’une telle réglementation constitue bien une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’exportation. Cependant, elle a admis que cette restriction pouvait être justifiée par la nécessité de préserver la réputation de l’appellation d’origine. La Cour a estimé que l’obligation de mise en bouteilles dans la région de production était une mesure nécessaire et proportionnée à cet objectif, compte tenu des risques qualitatifs liés au transport en vrac et à l’embouteillage hors de la zone d’origine, ainsi que de la supériorité des contrôles effectués dans cette zone.
I. La réaffirmation du principe d’interdiction des entraves à l’exportation
La Cour commence son raisonnement en confirmant que l’obligation de mise en bouteilles dans la région de production tombe sous le coup de l’interdiction posée par l’article 34 du traité. Elle maintient ainsi une lecture large de la notion de mesure d’effet équivalent (A), tout en orientant l’analyse vers la fonction spécifique de l’appellation d’origine, qui dépasse la simple garantie de provenance (B).
A. La qualification de mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative
La Cour confirme sans ambiguïté sa jurisprudence constante en qualifiant la mesure litigieuse d’entrave aux échanges. Elle constate que la réglementation nationale « a pour effet de restreindre spécifiquement les courants d’exportation pour ce qui concerne le vin susceptible de porter l’appellation d’origine concernée et d’établir ainsi une différence de traitement entre le commerce intérieur d’un État membre et son commerce d’exportation ». Cette analyse s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence antérieure, qui considère comme une mesure d’effet équivalent toute réglementation nationale ayant pour objet ou pour effet de traiter moins favorablement les produits destinés à l’exportation que ceux écoulés sur le marché national. En interdisant aux opérateurs établis dans d’autres États membres de procéder à la mise en bouteilles tout en conservant le bénéfice de l’appellation, la législation a bien pour conséquence de limiter les possibilités d’exportation du vin en vrac et de conférer un avantage aux entreprises situées dans la région de production.
B. La fonction de l’appellation d’origine au-delà de la seule garantie de provenance
Si la qualification de restriction est maintenue, la Cour prépare le terrain de la justification en s’attardant sur la finalité des appellations d’origine. Celles-ci ne visent pas uniquement à « garantir que le produit qui en est revêtu provient d’une zone géographique déterminée », mais également qu’il « présente certains caractères particuliers ». Cette double fonction est essentielle, car elle déplace le débat du seul contrôle de l’origine géographique vers la préservation des qualités intrinsèques du produit. La réputation d’un vin, et par extension de son appellation, dépend directement du maintien de ces caractéristiques. C’est en s’appuyant sur cette conception qualitative, et non plus seulement topographique, de l’appellation que la Cour va pouvoir examiner la justification de la mesure restrictive sous un angle nouveau par rapport à sa jurisprudence passée.
II. L’admission d’une justification fondée sur la préservation de la réputation du produit
Le cœur de la décision réside dans l’acceptation d’une justification que la Cour avait précédemment écartée dans une affaire similaire. Elle consacre la protection de la réputation d’une appellation d’origine comme un objectif légitime (A), et estime, après un examen détaillé, que la mesure est proportionnée à cet objectif (B).
A. La consécration de la protection de la réputation comme objectif légitime
La Cour opère un revirement notable en reconnaissant que la mesure litigieuse peut être justifiée par la protection de la propriété industrielle et commerciale, au sens de l’article 36 du traité (devenu article 30 CE). L’élément décisif de son raisonnement est la prise en compte de la « grande réputation » dont jouit l’appellation. La Cour admet que cette réputation est un actif immatériel précieux pour les producteurs et qu’elle dépend du maintien de la qualité du vin. Elle considère que la mise en bouteilles est « une opération importante qui, si elle n’est pas effectuée dans le respect d’exigences strictes, peut nuire gravement à la qualité du produit ». De même, le transport en vrac expose le vin à des risques d’altération. Dans ce contexte, la Cour estime que réserver l’embouteillage aux opérateurs de la région, qui disposent d’un savoir-faire spécifique et d’un intérêt direct à préserver la réputation collective, constitue un moyen de sauvegarder la qualité du produit et, par conséquent, la valeur de l’appellation.
B. Une appréciation renouvelée du caractère nécessaire et proportionné de la mesure
La Cour se livre à une analyse approfondie de la proportionnalité de la mesure, contrastant avec son approche dans l’affaire antérieure. Elle est convaincue par les arguments selon lesquels les contrôles effectués dans la région de production sont plus efficaces et systématiques que les mécanismes généraux de surveillance prévus par le droit communautaire. La réglementation espagnole prévoit en effet des examens organoleptiques et analytiques pour chaque lot, un agrément strict des caves d’embouteillage et une séparation des flux pour éviter les mélanges. Ces contrôles renforcés, menés par une collectivité directement intéressée, offrent une meilleure garantie de qualité. La Cour juge en outre qu’il n’existe pas de mesures moins restrictives, tel qu’un étiquetage informatif sur le lieu de l’embouteillage. Une telle alternative ne suffirait pas, car « une atteinte à la qualité d’un vin embouteillé en dehors de la région de production […] pourrait nuire à la réputation de l’ensemble des vins commercialisés sous l’appellation ». La mesure est donc jugée nécessaire pour atteindre l’objectif de protection de cette réputation, justifiant ainsi ses effets restrictifs sur les échanges.