Par un arrêt du 22 septembre 1998, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions de validité d’une clause attributive de juridiction insérée dans un connaissement, au regard des usages du commerce international. En l’espèce, un litige est né à la suite de dommages constatés sur des marchandises lors de leur déchargement en Italie, après un transport maritime depuis l’Argentine. La société destinataire des marchandises a assigné l’agent du transporteur devant le tribunal de Gênes afin d’obtenir réparation de son préjudice. La partie défenderesse a soulevé une exception d’incompétence, se fondant sur une clause des connaissements qui attribuait une compétence exclusive à la Haute Cour de justice de Londres. Le tribunal de Gênes a accueilli l’exception, une solution confirmée par la cour d’appel de Gênes le 7 décembre 1994, celle-ci considérant que la signature du chargeur au recto du document emportait acceptation de toutes les clauses, y compris celles figurant au verso. Saisie d’un pourvoi, la Cour suprême de cassation italienne a écarté le raisonnement des juges du fond sur la portée de la signature. Estimant que la validité de la clause dépendait alors de l’interprétation de l’article 17 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, elle a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Il s’agissait de déterminer les critères permettant de considérer qu’une clause attributive de juridiction, non formellement acceptée par écrit, est valablement conclue en une forme admise par les usages du commerce international. La Cour a jugé que le consentement des parties est présumé lorsque leur comportement correspond à un usage établi dans leur branche commerciale, dont elles ont ou sont censées avoir connaissance. Elle précise qu’un tel usage s’apprécie objectivement au sein du secteur concerné, sans que des exigences de publicité spécifiques ou des dispositions de droit national sur la forme ne puissent lui être opposées. La Cour écarte également toute appréciation de la validité de la clause au regard de considérations matérielles, telles que le lien entre le for désigné et le litige. L’interprétation extensive des conditions de validité d’une clause attributive de juridiction fondée sur l’usage (I) est ainsi complétée par une application stricte des critères de son opposabilité aux parties (II).
I. L’interprétation extensive des conditions de validité d’une clause attributive de juridiction fondée sur l’usage
La Cour de justice consacre une conception autonome et objective de l’usage du commerce international, en le détachant des particularismes juridiques nationaux (A) et en affirmant sa primauté sur les contestations dont il peut faire l’objet (B).
A. L’autonomie de l’usage par rapport aux droits nationaux
La Cour de justice affirme que l’existence d’un usage doit s’apprécier uniquement au regard de la branche commerciale concernée, indépendamment des frontières des États contractants. Elle précise qu’il « n’est pas nécessaire qu’un tel comportement soit établi dans des pays déterminés ni, en particulier, dans tous les États contractants ». Cette approche pragmatique permet de reconnaître un usage même s’il n’est pas universel, dès lors qu’il est une pratique consolidée dans un secteur spécifique du commerce international. La solution renforce la sécurité juridique pour les opérateurs économiques, qui peuvent se référer aux pratiques de leur propre domaine d’activité sans avoir à vérifier leur conformité avec chaque droit national potentiellement applicable.
En outre, la Cour neutralise l’impact des règles de forme imposées par les législations nationales. Elle juge que les « exigences concrètes que recouvre la notion de ‘forme admise’ doivent être appréciées exclusivement au regard des usages commerciaux de la branche considérée du commerce international, sans tenir compte des exigences particulières que pourraient prévoir des dispositions nationales ». L’article 17 de la Convention établit ainsi un régime de validité formelle autosuffisant, qui ne peut être contredit par des dispositions nationales plus strictes, comme celles qui imposeraient une signature spécifique pour les clauses dérogeant à la compétence judiciaire. La validité d’une clause est donc entièrement soumise à sa conformité avec les pratiques commerciales, garantissant une application uniforme de la Convention.
B. La primauté de l’usage sur les exigences de publicité et les contestations judiciaires
La Cour de justice adopte une position souple quant à la preuve de l’existence d’un usage, en écartant toute exigence formelle de publicité. Elle considère qu’une « forme de publicité précise ne peut être systématiquement requise », même si elle reconnaît que le dépôt de formulaires types auprès d’organismes professionnels peut faciliter la preuve d’une pratique. Cette absence de formalisme est cohérente avec la nature même des usages du commerce, qui se développent de manière empirique et ne sont pas toujours codifiés. La preuve de l’usage repose sur la démonstration d’un comportement « généralement et régulièrement suivi », ce qui relève de l’appréciation souveraine du juge national.
De manière significative, la Cour décide que l’existence d’un usage n’est pas remise en cause par les contestations judiciaires dont il peut faire l’objet. Elle énonce que « la contestation devant les tribunaux d’un comportement constitutif d’un usage ne suffit pas pour lui faire perdre sa qualité d’usage », tant que la pratique perdure dans le secteur concerné. Cette solution est remarquable car elle immunise la notion d’usage contre les actions individuelles ou collectives visant à en contester la validité. Un usage conserve ainsi sa force normative tant qu’il demeure une réalité économique et commerciale, assurant la stabilité des clauses attributives de juridiction qui s’y fondent.
Après avoir ainsi défini les contours objectifs de l’usage, la Cour se penche sur les modalités de son application aux parties au contrat.
II. L’application stricte des critères d’opposabilité de la clause aux parties
La Cour de justice encadre l’opposabilité de la clause en la fondant sur une présomption de consentement des parties (A), tout en excluant un contrôle de sa pertinence matérielle (B).
A. La présomption de consentement des parties à l’usage
L’article 17 de la Convention exige qu’une clause attributive de juridiction soit « conclue », ce qui suppose un accord de volontés. Pour concilier cette exigence avec l’application d’un usage qui peut ne pas avoir été explicitement discuté, la Cour établit une présomption. Elle juge que « le consentement des parties contractantes à la clause attributive de juridiction est présumé exister lorsque leur comportement correspond à un usage régissant le domaine du commerce international dans lequel elles opèrent et dont elles ont ou sont censées avoir connaissance ». Le consentement n’a donc pas besoin d’être exprès ; il se déduit de l’appartenance des parties à un secteur où l’usage est connu.
La connaissance de l’usage, condition de cette présomption, doit s’apprécier chez les parties originaires au contrat, à savoir le chargeur et le transporteur, leur nationalité étant indifférente. La Cour précise que cette connaissance est établie « lorsque, dans la branche commerciale dans laquelle opèrent les parties, un certain comportement est généralement et régulièrement suivi lors de la conclusion d’un certain type de contrats, de sorte qu’il peut être considéré comme une pratique consolidée ». Ainsi, un opérateur professionnel est réputé connaître les pratiques de son secteur, ce qui inclut les clauses standards insérées dans les documents contractuels comme les connaissements. Cette connaissance est appréciée objectivement, sans qu’il soit nécessaire d’apporter la preuve d’une information spécifique délivrée à l’une des parties.
B. L’exclusion d’un contrôle sur le bien-fondé de la clause
La Cour de justice réaffirme avec force le caractère purement formel du contrôle de validité opéré au titre de l’article 17 de la Convention. Elle juge que le choix du tribunal désigné ne peut être apprécié qu’au regard des exigences de cette disposition. Par conséquent, des « considérations relatives aux liens entre le tribunal désigné et le rapport litigieux, au bien-fondé de la clause et aux règles matérielles de responsabilité applicables devant le tribunal choisi sont étrangères à ces exigences ». Cette position confirme que l’objectif de la Convention est d’assurer la prévisibilité et la sécurité juridique, en permettant de déterminer facilement le for compétent.
Le juge saisi d’une exception d’incompétence fondée sur une telle clause ne peut donc pas se livrer à une appréciation de son caractère opportun ou équitable. Il ne peut ni vérifier l’existence d’un lien objectif entre le litige et le tribunal désigné, ni contrôler les motivations qui ont conduit une partie à insérer cette clause. De même, la circonstance que le droit matériel applicable devant le for désigné serait plus favorable à l’une des parties, par exemple en prévoyant une limitation de responsabilité, est sans incidence sur la validité de la clause attributive de juridiction. La Cour opère ainsi une distinction très nette entre les règles de compétence et les règles de fond.