Arrêt de la Cour du 16 novembre 1995. – Fédération française des sociétés d’assurance, Société Paternelle-Vie, Union des assurances de Paris-Vie et Caisse d’assurance et de prévoyance mutuelle des agriculteurs contre Ministère de l’Agriculture et de la Pêche. – Demande de décision préjudicielle: Conseil d’Etat – France. – Articles 85 et suivants du traité CE – Notion d’entreprise – Organisme chargé de la gestion d’un régime complémentaire facultatif de sécurité sociale. – Affaire C-244/94.

Par une décision rendue sur renvoi préjudiciel du Conseil d’État français en date du 24 juin 1994, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la notion d’entreprise au sens du droit de la concurrence. En l’espèce, une loi de 1988 a institué un régime complémentaire facultatif d’assurance vieillesse pour les travailleurs non salariés des professions agricoles. Un décret d’application de 1990 a confié la gestion exclusive de ce régime à un organisme spécifique, la Caisse nationale d’assurance vieillesse mutuelle agricole. Plusieurs sociétés et mutuelles d’assurance, estimant que cette exclusivité était contraire aux règles de concurrence du Traité de Rome, ont formé un recours pour excès de pouvoir contre ce décret devant le Conseil d’État. Soutenant que l’octroi de ce monopole plaçait l’organisme gestionnaire en position d’éliminer ses concurrents sur le marché de l’assurance vie et de l’épargne-retraite, les requérantes invoquaient une violation des articles 85 et suivants du traité. Face à la difficulté d’interprétation du droit communautaire, la haute juridiction administrative française a sursis à statuer. Elle a alors posé à la Cour de justice la question de savoir si un organisme à but non lucratif, gérant un régime d’assurance vieillesse complémentaire facultatif fonctionnant par capitalisation, pouvait être qualifié d’entreprise au sens des règles de concurrence. La Cour a répondu par l’affirmative, jugeant qu’un tel organisme, malgré sa finalité sociale et son statut non lucratif, exerce une activité économique et relève par conséquent du champ d’application du droit de la concurrence.

La qualification d’entreprise retenue par la Cour repose sur une analyse fonctionnelle de l’activité de l’organisme gestionnaire (I), ce qui conduit à distinguer nettement ce type de régime des systèmes de sécurité sociale traditionnels et à en délimiter la portée (II).

I. La qualification d’entreprise fondée sur l’exercice d’une activité économique

La Cour de justice applique sa définition extensive de la notion d’entreprise en s’attachant à la nature de l’activité exercée (A), tout en écartant les arguments relatifs à la finalité sociale et solidaire du régime (B).

A. La prééminence du critère de l’activité économique

La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « la notion d’entreprise comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement ». Pour déterminer si l’organisme en cause répond à cette définition, les juges examinent non pas sa forme ou son objet social, mais la nature de ses prestations. Trois éléments fondamentaux emportent leur conviction. Premièrement, l’adhésion au régime est facultative, ce qui place les adhérents potentiels en situation de choisir entre plusieurs offres. Deuxièmement, le régime fonctionne « selon le principe de la capitalisation », ce qui signifie que les prestations futures dépendent directement des sommes versées et de leur rendement. Troisièmement, les prestations servies dépendent non seulement des cotisations, mais aussi « des résultats financiers des investissements effectués par l’organisme gestionnaire ».

Ces caractéristiques démontrent que l’organisme se trouve en concurrence directe avec d’autres acteurs du marché. La Cour entérine en cela l’analyse de la Commission en observant qu’« un exploitant agricole désireux de compléter sa retraite de base optera pour la solution qui lui garantit le meilleur placement ». L’activité de l’organisme gestionnaire ne relève donc pas de l’exercice de prérogatives de puissance publique, mais bien d’une offre de services sur un marché concurrentiel, celui de l’épargne-retraite, où il rivalise notamment avec les compagnies d’assurance vie. Le caractère non lucratif de l’entité est jugé indifférent, car il n’empêche pas l’existence de comportements susceptibles d’être visés par les règles de concurrence.

B. La portée limitée des éléments de solidarité

Le gouvernement français avançait que le régime poursuivait une finalité sociale et reposait sur un principe de solidarité, ce qui devait le soustraire au droit de la concurrence, à l’instar des organismes de sécurité sociale dans l’affaire *Poucet et Pistre*. La Cour examine cet argument mais le rejette en opérant une distinction claire. Dans l’affaire *Poucet et Pistre*, la solidarité était au cœur du système : les régimes étaient obligatoires, les prestations étaient identiques pour tous et déconnectées des cotisations, et un mécanisme de compensation financière existait entre régimes excédentaires et déficitaires.

En l’espèce, les éléments de solidarité invoqués sont d’une nature et d’une ampleur différentes. Il s’agit de la dispense de cotisations en cas de maladie, de la conservation des droits acquis en cas de sortie du régime, ou de l’affectation des ressources au régime en cas de décès prématuré de l’adhérent. Or, la Cour constate que « de telles dispositions existent déjà dans certaines assurances vie de groupe ou peuvent y être incluses ». Surtout, elle estime que le principe de solidarité a une « portée extrêmement limitée, qui découle du caractère facultatif du régime ». Cette solidarité ne redéfinit pas la logique économique fondamentale du système, qui reste celle d’un produit d’épargne. Elle ne saurait donc « ôter à l’activité exercée par l’organisme gestionnaire dudit régime son caractère économique ».

II. La portée de la soumission des régimes complémentaires au droit de la concurrence

En qualifiant d’entreprise l’organisme en cause, la Cour de justice confirme une approche fonctionnelle qui clarifie la frontière entre protection sociale et activité de marché (A), tout en laissant ouverte la question de la compatibilité du monopole avec le traité (B).

A. La confirmation d’une frontière fonctionnelle

La valeur de cet arrêt réside dans la clarification qu’il apporte à la jurisprudence sur la notion d’entreprise dans le secteur de la protection sociale. Il établit une ligne de partage nette : d’un côté, les régimes obligatoires de sécurité sociale fondés sur la solidarité nationale et la répartition, qui échappent au droit de la concurrence ; de l’autre, les régimes fonctionnant par capitalisation, même à finalité sociale, qui y sont soumis dès lors qu’ils opèrent sur un marché. Le critère décisif n’est ni le but non lucratif, ni l’encadrement par la puissance publique, ni même la présence de certains éléments de solidarité. Le critère déterminant est la logique économique du régime, caractérisée par l’existence d’une offre sur un marché et un lien de proportionnalité entre les cotisations versées et les prestations reçues.

Cette décision consacre une conception matérielle et fonctionnelle de l’entreprise. Peu importe l’habillage juridique de l’entité ; dès qu’elle se comporte en opérateur économique, elle tombe sous le coup des articles 85 et suivants du traité. L’arrêt a ainsi pour portée de soumettre au contrôle du droit de la concurrence de nombreux régimes complémentaires de retraite ou de prévoyance qui, bien que créés par la loi et poursuivant un but d’intérêt général, entrent en compétition avec les offres du secteur privé.

B. Une qualification n’emportant pas condamnation automatique

Si la qualification d’entreprise est une étape nécessaire à l’application du droit de la concurrence, elle n’entraîne pas automatiquement l’illégalité du monopole contesté. La Cour de justice prend soin de délimiter la portée de sa réponse en ne statuant que sur la notion d’entreprise. Elle ne se prononce pas sur l’existence d’un abus de position dominante ou sur une éventuelle justification de la restriction de concurrence.

Les juges suggèrent d’ailleurs eux-mêmes une piste pour l’analyse future que devra mener le Conseil d’État. Ils notent que les contraintes de service public ou de solidarité, bien qu’insuffisantes pour écarter la qualification d’entreprise, pourraient jouer un rôle à un autre stade. La Cour indique en effet qu’il « resterait à examiner si ces contraintes pourraient être invoquées, par exemple, pour justifier le droit exclusif de cet organisme ». Cette remarque ouvre implicitement la voie à une possible justification du monopole sur le fondement de l’article 90, paragraphe 2, du traité, relatif aux entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général. Il appartiendra donc à la juridiction nationale de vérifier si l’octroi du droit exclusif était nécessaire à l’accomplissement de la mission particulière impartie à l’organisme et si le développement des échanges n’était pas affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de la Communauté.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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