Par un arrêt rendu à la fin des années 1990, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie d’une demande de décision à titre préjudiciel par le Tribunale di Genova, a apporté des clarifications substantielles sur l’interprétation de la législation communautaire relative à la protection des travailleurs. En l’espèce, un exploitant de station-service avait mis en demeure son fournisseur de produits pétroliers afin que celui-ci lui livre des carburants à teneur réduite en benzène et des équipements de distribution sécurisés, invoquant la législation italienne de transposition de directives européennes. Le fournisseur, estimant que la loi nationale imposait des obligations plus strictes que les directives qu’elle transposait, a saisi la juridiction nationale pour faire constater l’absence de telles obligations à sa charge. Le litige a conduit la juridiction de renvoi à interroger la Cour sur l’articulation des obligations des employeurs en matière de prévention des risques cancérigènes, sur la faculté pour un État membre d’adopter des mesures plus rigoureuses que les prescriptions minimales communautaires, et sur les limites temporelles de cette faculté. La question de droit posée à la Cour consistait donc à déterminer la portée des obligations de prévention prévues par le droit de l’Union et la marge de manœuvre dont disposent les États membres pour renforcer la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. Dans sa décision, la Cour établit une distinction claire entre les différentes obligations de l’employeur face à un agent cancérigène et confirme la possibilité pour les États membres d’édicter des normes plus protectrices, tout en encadrant cette compétence par le respect des principes généraux du droit communautaire.
La solution retenue par la Cour de justice met en lumière la hiérarchie des mesures de prévention que l’employeur doit mettre en œuvre, en distinguant clairement la nature des obligations qui pèsent sur lui (I). Par ailleurs, l’arrêt délimite la latitude accordée aux États membres pour renforcer le niveau de protection des travailleurs, en la soumettant au respect de conditions de fond et de proportionnalité (II).
I. L’articulation différenciée des obligations de l’employeur face aux agents cancérigènes
La Cour opère une distinction fondamentale entre l’obligation de réduction et de substitution, qui revêt un caractère de principe (A), et l’obligation de réduction de l’exposition, dont la mise en œuvre est conditionnée (B).
A. Le caractère inconditionnel de l’obligation de réduction et de substitution
La Cour de justice établit que l’obligation de l’employeur de maîtriser le risque à la source est première et ne dépend pas d’une évaluation préalable. L’article 4 de la directive 90/394 impose à l’employeur de réduire l’utilisation d’un agent cancérigène, notamment en le remplaçant par une substance ou un procédé moins dangereux, dès lors que cela est techniquement possible. La Cour juge que cette obligation fondamentale n’est pas subordonnée à l’appréciation du risque visée à l’article 3 de la même directive. Elle précise ainsi que « l’obligation pour l’employeur de réduire ou de remplacer l’agent cancérigène n’est pas subordonnée au résultat de l’appréciation du risque ». Cette interprétation consacre une véritable hiérarchie dans les mesures de prévention. La recherche d’une alternative non dangereuse ou moins dangereuse constitue un impératif qui s’impose à l’employeur du seul fait de l’utilisation d’une substance cancérigène, en amont de toute analyse spécifique du niveau d’exposition des travailleurs. Cette obligation de substitution incarne le principe même de la prévention, visant à supprimer le risque à sa source plutôt qu’à en gérer les conséquences.
B. Le caractère conditionnel de l’obligation de réduction de l’exposition
À l’inverse, les mesures destinées à limiter l’exposition des travailleurs ne sont déclenchées qu’à l’issue d’une analyse circonstanciée. L’article 5 de la directive 90/394 dispose que si l’appréciation du risque révèle un danger pour la santé ou la sécurité, l’exposition doit être évitée ou, si la substitution n’est pas techniquement possible, réduite au niveau le plus bas techniquement possible. La Cour confirme cette logique en déclarant que « l’obligation pour l’employeur d’éviter ou de réduire l’exposition à l’agent cancérigène est subordonnée au résultat de l’appréciation du risque ». Cette seconde obligation est donc subsidiaire. Elle intervient lorsque la première, la substitution, s’est avérée impossible et que l’analyse menée en application de l’article 3 a démontré l’existence d’un risque concret. Le législateur communautaire, et la Cour avec lui, dessine ainsi une démarche préventive séquentielle et logique : l’employeur doit d’abord chercher à éliminer le danger, et seulement en cas d’impossibilité technique, il doit évaluer le risque résiduel pour le maîtriser par des mesures de protection collectives et individuelles.
II. La marge de manœuvre encadrée des États membres dans le renforcement de la protection
L’arrêt reconnaît aux États membres la faculté d’adopter des dispositions nationales plus exigeantes que les directives (A), mais il soumet l’exercice de cette compétence au respect du principe de proportionnalité, notamment en matière de délais (B).
A. La faculté reconnue d’imposer des mesures de protection plus strictes
La Cour de justice examine la législation italienne qui rendait inconditionnelle l’obligation de réduire l’exposition à l’agent cancérigène, là où la directive la subordonnait à une appréciation du risque. Elle juge une telle disposition nationale compatible avec le droit de l’Union. Son raisonnement s’appuie sur l’article 118 A du traité CEE, fondement juridique de la directive, qui autorise les États membres à maintenir ou à établir des mesures de protection renforcée. La directive ne fixant que des « prescriptions minimales », les États sont libres d’adopter des normes plus rigoureuses. La Cour énonce qu’« une disposition nationale qui oblige l’employeur à réduire l’exposition des travailleurs à l’agent cancérigène indépendamment de l’appréciation du risque n’est pas contraire à ladite directive, dès lors qu’elle constitue une mesure de protection renforcée ». Cette solution réaffirme le caractère de « plancher » et non de « plafond » des directives de politique sociale. Elle valide une application du principe de subsidiarité qui favorise le progrès social, tout en s’assurant que la mesure nationale ne remet pas en cause la cohérence de l’action de l’Union et ne crée pas d’entrave déguisée aux libertés de circulation.
B. Le pouvoir d’accélération temporellement et proportionnellement encadré
S’agissant de la directive 89/655 relative aux équipements de travail, la Cour se prononce sur le délai d’adaptation que la législation italienne avait drastiquement réduit par rapport au délai maximal de quatre ans prévu par le texte européen. Elle admet que les États membres peuvent anticiper la mise en conformité. Le délai fixé par la directive étant un délai maximal, rien n’interdit à un État d’être plus ambitieux dans son calendrier. Toutefois, cette faculté n’est pas sans limite. La Cour la soumet au respect du principe de proportionnalité. Elle précise qu’un délai national plus court est admissible « pour autant que ce délai ne soit pas si bref qu’il ne permette pas aux employeurs d’effectuer une telle adaptation ou qu’il entraîne un coût manifestement excessif par rapport à celui qu’ils auraient dû supporter si ce délai avait été plus long ». En cela, la Cour établit un équilibre subtil. Elle préserve la compétence des États membres pour accélérer l’amélioration de la sécurité au travail mais protège les opérateurs économiques contre des charges déraisonnables. Le critère du coût manifestement excessif offre aux juridictions nationales un outil d’appréciation concret pour contrôler la proportionnalité des mesures de transposition.