Arrêt de la Cour du 17 novembre 1993. – Procédure pénale contre Wolf W. Meng. – Demande de décision préjudicielle: Kammergericht Berlin – Allemagne. – Intermédiaires en assurances – Réglementation étatique interdisant d’accorder des ristournes – Interprétation des articles 3, sous f), 5, deuxième alinéa, et 85, paragraphe 1, du traité. – Affaire C-2/91.

Par un arrêt en date du 17 novembre 1993, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’articulation entre les règles de concurrence du traité et les réglementations étatiques susceptibles d’affecter le jeu du marché. En l’espèce, un intermédiaire en assurance avait fait l’objet de poursuites pénales pour avoir enfreint une réglementation nationale lui interdisant de rétrocéder à ses clients une partie de la commission perçue des compagnies d’assurance. Cette pratique commerciale, assimilée à une forme de rabais, était prohibée par des textes adoptés par l’autorité de contrôle du secteur des assurances. L’intermédiaire, condamné en première instance par l’Amtsgericht Tiergarten, a formé un recours devant le Kammergericht Berlin. Devant cette juridiction, il a soutenu que la réglementation en cause était contraire aux articles 3, sous f), 5, deuxième alinéa, et 85, paragraphe 1, du traité CEE, en ce qu’elle entravait la concurrence. La juridiction de renvoi, estimant que la solution du litige dépendait de l’interprétation du droit communautaire, a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si les dispositions du traité CEE relatives à l’établissement d’un régime de concurrence non faussée s’opposent à une réglementation nationale qui interdit aux intermédiaires en assurance d’accorder à leurs clients des avantages financiers par la cession de leur commission. La Cour a répondu par la négative, jugeant qu’une telle mesure étatique n’est pas incompatible avec le droit communautaire de la concurrence, à la condition qu’elle soit dépourvue de tout lien avec un comportement anticoncurrentiel d’entreprises. La solution retenue par la Cour repose sur une distinction claire entre les comportements des entreprises et les mesures étatiques autonomes (I), consacrant ainsi une délimitation précise du pouvoir de réglementation économique des États membres face aux impératifs du droit de la concurrence (II).

I. L’exclusion des mesures étatiques autonomes du champ de l’article 85

La Cour de justice fonde son raisonnement sur une interprétation stricte du champ d’application de l’article 85 du traité, en rappelant que ses prohibitions visent les entreprises et non les États (A). Elle en déduit que l’application combinée des articles 5 et 85 à une mesure nationale est subordonnée à des conditions précises et limitatives qui n’étaient pas réunies en l’espèce (B).

A. Le rappel du champ d’application personnel de l’article 85

La Cour énonce avec force que, « par lui-même, l’ article 85 du traité concerne uniquement le comportement des entreprises et ne vise pas des mesures législatives ou réglementaires émanant des États membres ». Cette affirmation de principe réitère une jurisprudence constante qui établit une séparation fondamentale entre les actions des opérateurs économiques, seules soumises directement aux règles de concurrence, et les actes de puissance publique. La réglementation allemande interdisant la rétrocession de commissions étant une mesure édictée par une autorité administrative dans le cadre de ses prérogatives légales, elle ne pouvait donc être directement appréhendée sur le terrain de l’article 85, paragraphe 1.

Cette distinction est essentielle pour préserver la souveraineté des États membres dans la conduite de leurs politiques économiques. En effet, admettre le contraire reviendrait à soumettre l’ensemble des législations nationales ayant un impact sur la concurrence à un contrôle direct au regard de l’article 85, ce qui excéderait manifestement l’objet et la finalité de cette disposition. La Cour refuse ainsi de transformer une règle de comportement destinée aux entreprises en une norme de contrôle des politiques publiques nationales.

B. L’application restrictive de la théorie de l’effet utile

Si l’article 85 ne s’applique pas directement aux États, sa portée peut néanmoins être étendue par une lecture combinée avec l’article 5 du traité, qui impose aux États membres un devoir de coopération loyale. En vertu de cette obligation, les États ne doivent pas « prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire, susceptibles d’ éliminer l’ effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises ». La Cour précise toutefois que cette situation ne se rencontre que dans des hypothèses bien définies. Tel est le cas lorsqu’un État impose ou favorise la conclusion d’ententes, renforce les effets d’ententes préexistantes, ou retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d’intervention.

Or, en l’espèce, la Cour constate qu’aucune de ces conditions n’est remplie. La réglementation litigieuse n’impose ni ne favorise une entente, car l’interdiction de céder les commissions « se suffit à elle-même ». Elle ne renforce pas non plus une entente préexistante, la Cour écartant l’argument selon lequel une pratique similaire dans un autre secteur de l’assurance serait pertinente. Enfin, l’État n’a pas délégué ses pouvoirs à des opérateurs privés, l’interdiction émanant directement d’une autorité publique agissant dans le cadre de sa mission de contrôle. L’absence de tout lien entre la mesure étatique et un comportement d’entreprise autonome écarte donc l’application de la théorie de l’effet utile.

II. La préservation des compétences réglementaires nationales face au droit de la concurrence

En adoptant une approche rigoureuse, la Cour de justice préserve l’autonomie des États membres dans la régulation de leurs économies (A). Cette décision a pour portée de clarifier la frontière entre les politiques nationales légitimes et les mesures étatiques qui, en réalité, ne servent qu’à masquer des pratiques anticoncurrentielles privées (B).

A. La confirmation d’une conception duale du droit de la concurrence

L’arrêt confirme que le droit communautaire de la concurrence n’a pas pour vocation de sanctionner toute réglementation nationale qui produit des effets restrictifs sur la concurrence. La Cour se refuse à contrôler l’opportunité des choix de politique économique des États membres. Ce qui est déterminant n’est pas l’effet anticoncurrentiel de la mesure, mais son origine et sa nature. La question centrale est de savoir si l’État agit de manière autonome dans la poursuite d’un objectif d’intérêt général, ou s’il devient l’instrument d’intérêts privés cherchant à s’affranchir des contraintes de la concurrence.

Cette approche duale maintient une séparation claire entre le contrôle des comportements d’entreprises et celui des interventions publiques. Une mesure étatique, même si elle limite la liberté commerciale des opérateurs et restreint la concurrence par les prix, demeure en dehors du champ des articles 5 et 85 dès lors qu’elle constitue une expression de la puissance publique et qu’elle n’est pas subordonnée à une initiative privée. La législation allemande sur les assurances, visant potentiellement à protéger les consommateurs contre des pratiques jugées déstabilisatrices, est ainsi considérée comme relevant de la compétence souveraine de l’État.

B. La délimitation du pouvoir de réglementation économique des États membres

La portée de cet arrêt est significative, car il définit les limites de l’application de la théorie de l’effet utile. Cette théorie n’est pas un moyen de remettre en cause toute réglementation nationale affectant le marché, mais un instrument spécifique destiné à prévenir le contournement de l’article 85 par les États membres. En exigeant un lien concret avec une entente privée, la Cour empêche que les règles de concurrence ne deviennent un outil de déréglementation généralisée des économies nationales.

En conséquence, les États membres conservent la faculté de réglementer des secteurs économiques pour des motifs d’intérêt général, tels que la protection des consommateurs, la stabilité d’un marché ou la qualité des services, même si cela conduit à restreindre certains paramètres de la concurrence. La solution de l’arrêt Meng a ainsi établi un équilibre durable entre la nécessité d’assurer une concurrence non faussée dans le marché unique et le respect des prérogatives de réglementation économique qui demeurent de la compétence des États membres.

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