Par un arrêt en date du 21 septembre 1989, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours et les limites des pouvoirs de vérification reconnus à la Commission en matière de droit de la concurrence. Saisie par une entreprise du secteur de la chimie, la Commission avait adopté une décision ordonnant une vérification dans ses locaux, en raison de présomptions d’existence d’accords et de pratiques concertées sur les prix et les quotas de vente de certains produits. L’entreprise, bien qu’ayant coopéré à l’inspection, a ensuite introduit un recours en annulation contre cette décision devant la Cour de justice.
La société requérante soutenait principalement que la décision manquait de motivation, qu’elle se fondait sur des informations obtenues de manière irrégulière et qu’elle portait atteinte à des droits fondamentaux, notamment en autorisant des mesures s’apparentant à une perquisition sans mandat judiciaire préalable. Le litige posait donc à la Cour la question fondamentale de la conciliation entre, d’une part, l’efficacité des pouvoirs d’investigation de la Commission nécessaires à la sanction des pratiques anticoncurrentielles et, d’autre part, le respect des droits de la défense et de la protection des locaux professionnels des entreprises.
La Cour a rejeté le recours, validant la décision de la Commission. Elle a toutefois saisi cette occasion pour définir précisément le régime juridique de ces vérifications, en articulant les prérogatives de la puissance publique communautaire et les garanties procédurales offertes aux entreprises. La solution retenue consacre ainsi des pouvoirs d’investigation étendus au service de l’action de la Commission (I), tout en les encadrant par le respect de principes fondamentaux garantis aux entreprises (II).
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I. La consécration de prérogatives d’investigation étendues au service de l’efficacité de l’action de la Commission
La Cour de justice affirme la légitimité des moyens d’action de la Commission en validant une approche fonctionnelle de ses pouvoirs. Cette vision pragmatique se manifeste tant dans l’appréciation de l’obligation de motivation des décisions de vérification (A) que dans la reconnaissance du droit d’utiliser des informations découvertes fortuitement lors d’enquêtes antérieures (B).
A. L’allègement de l’obligation de motivation de la décision
La requérante critiquait la décision de la Commission pour son imprécision, notamment quant à la définition du marché, à la qualification des infractions ou à la période concernée. La Cour écarte cet argument en jugeant que si la motivation est une « garantie fondamentale des droits de la défense des entreprises concernées », son étendue ne doit pas paralyser l’action de l’exécutif communautaire. Elle estime que la Commission n’est pas tenue « de communiquer au destinataire d’une telle décision toutes les informations dont elle dispose à propos d’infractions présumées ».
En revanche, une exigence minimale demeure. La Cour précise que la Commission « doit, en revanche, indiquer clairement les présomptions qu’elle entend vérifier ». L’objet de l’enquête doit donc être circonscrit de manière suffisante pour permettre à l’entreprise de comprendre le périmètre de l’investigation et l’étendue de son obligation de coopération, sans pour autant obliger la Commission à révéler prématurément tous les éléments de son dossier. Cet équilibre préserve l’effet de surprise nécessaire à l’efficacité des contrôles inopinés.
B. La validation de l’utilisation des informations découvertes fortuitement
Le second apport majeur de la décision en faveur de l’efficacité de l’action de la Commission réside dans la permission d’exploiter des renseignements obtenus incidemment. La Cour admet que la Commission puisse initier une nouvelle enquête sur la base d’informations découvertes lors d’une vérification précédente portant sur un objet différent. Elle juge qu’une interdiction en ce sens « constituerait donc une entrave injustifiée à l’accomplissement, par la Commission, de la mission de veiller au respect des règles de concurrence ».
Cette solution renforce considérablement les moyens d’investigation de la Commission, lui permettant de réorienter son action à la lumière d’indices révélant de nouvelles infractions. Si le principe demeure que les informations recueillies ne peuvent être utilisées que pour les finalités indiquées dans la décision de vérification, la découverte fortuite de nouveaux faits illicites peut légitimement fonder l’ouverture d’une procédure distincte. La Cour empêche ainsi que les entreprises puissent se prévaloir d’un cloisonnement artificiel entre les procédures pour échapper à leurs responsabilités.
Si la Cour reconnaît à la Commission des pouvoirs étendus, elle prend soin de les enserrer dans un cadre protecteur pour les entreprises, rappelant que l’exercice de ces prérogatives n’est pas discrétionnaire.
II. L’encadrement des pouvoirs de la Commission par le respect des droits fondamentaux des entreprises
La Cour de justice, tout en rejetant le recours, ne donne pas pour autant un blanc-seing à la Commission. Elle subordonne la légalité des vérifications au respect de principes généraux du droit communautaire, qui se traduisent par une protection spécifique des locaux professionnels (A) et par la soumission de toute mesure coercitive au contrôle et aux procédures du droit national (B).
A. La reconnaissance d’une protection spécifique des locaux commerciaux
Face au moyen invoquant la violation du droit fondamental à l’inviolabilité du domicile, la Cour opère une distinction. Elle juge que si ce droit, issu des traditions constitutionnelles communes et de la Convention européenne des droits de l’homme, s’applique pleinement au domicile des personnes physiques, on ne saurait l’étendre de manière identique aux locaux commerciaux. La diversité des systèmes juridiques nationaux en la matière interdit de consacrer une protection absolue pour les entreprises.
Néanmoins, la Cour ne laisse pas les entreprises sans protection. Elle dégage un principe général du droit communautaire selon lequel toute intervention de la puissance publique dans la sphère d’activité privée, y compris celle des personnes morales, doit « avoir un fondement légal et être justifiée par les raisons prévues par la loi ». Surtout, elle consacre l’existence d’une protection « face à des interventions qui seraient arbitraires ou disproportionnées ». Ce faisant, elle soumet l’action de la Commission à un contrôle de proportionnalité, qui permet de sanctionner les investigations excessives par rapport à leur objet.
B. La subordination des mesures de contrainte au droit national
La Cour établit une distinction capitale entre les vérifications menées avec la coopération de l’entreprise et celles qui se heurtent à son opposition. Dans le premier cas, les agents de la Commission peuvent se faire présenter des documents et accéder aux locaux. Ils ne peuvent cependant pas recourir à la force pour pénétrer dans un bureau ou ouvrir un meuble sans l’autorisation des responsables de l’entreprise.
En cas d’opposition, l’article 14, paragraphe 6, du règlement n° 17 impose à la Commission de recourir à « l’assistance des autorités nationales ». La Cour précise que cette assistance, dont les modalités procédurales sont définies par chaque État membre, est le seul moyen de contraindre une entreprise. La Commission est alors tenue de respecter les garanties prévues par le droit national, notamment l’éventuelle nécessité d’obtenir un mandat d’une autorité judiciaire. L’instance nationale compétente a alors pour rôle de contrôler « si les mesures de contrainte envisagées ne sont pas arbitraires ou excessives par rapport à l’objet de la vérification », sans toutefois pouvoir substituer son appréciation à celle de la Commission sur la nécessité de l’enquête. Ce mécanisme établit un double niveau de contrôle, communautaire sur le fond et national sur les mesures d’exécution forcée.