Arrêt de la Cour du 17 octobre 1990. – SA CNL-SUCAL NV contre HAG GF AG. – Demande de décision préjudicielle: Bundesgerichtshof – Allemagne. – Libre circulation des marchandises – Droit de marque. – Affaire C-10/89.

Par un arrêt du 17 octobre 1990, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie d’une question préjudicielle par le Bundesgerichtshof, a apporté un éclaircissement majeur sur l’articulation entre la protection du droit des marques et le principe de libre circulation des marchandises.

Les faits à l’origine du litige concernent une marque de café, initialement détenue par une société allemande en Allemagne ainsi qu’en Belgique. Cette société a transféré la marque belge à une filiale qu’elle avait établie sur ce territoire. Ultérieurement, à la suite d’un conflit mondial, cette filiale fut placée sous séquestre en tant que bien ennemi par les autorités belges, qui cédèrent ensuite la totalité de ses actifs, incluant la marque, à un tiers. Après plusieurs transmissions, la marque belge est devenue la propriété d’une société de droit belge. C’est cette dernière qui a entrepris d’importer en Allemagne le café sous ladite marque, se heurtant à l’opposition de la société allemande, titulaire originel de la marque dans ce pays.

L’affaire a été portée devant les juridictions allemandes par la société titulaire de la marque en Allemagne, qui demandait l’interdiction de l’importation des produits litigieux. Le litige est parvenu jusqu’au Bundesgerichtshof, lequel a décidé de surseoir à statuer afin de poser à la Cour de justice une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si les dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises s’opposaient à ce que le titulaire d’une marque dans un État membre puisse interdire l’importation de produits similaires revêtus d’une marque identique ou prêtant à confusion, lorsque cette dernière, bien qu’ayant une origine commune avec la première, avait été acquise par un tiers à la suite d’une mesure d’expropriation. La Cour de justice répond que les règles du traité ne font pas obstacle à une telle interdiction, car la fonction essentielle de la marque serait compromise si son titulaire ne pouvait s’opposer à la commercialisation de produits mis en circulation sans son consentement par une entreprise juridiquement et économiquement indépendante.

La Cour, en fondant sa solution sur la fonction de garantie d’origine de la marque, opère un revirement de jurisprudence significatif (I), dont la portée redéfinit l’équilibre entre la protection de la propriété intellectuelle et les exigences du marché unique (II).

I. La fonction de garantie d’origine de la marque, fondement de l’opposition à l’importation

Pour justifier le droit d’opposition du titulaire, la Cour de justice abandonne la prééminence de la théorie de l’origine commune (A) au profit d’une conception fonctionnelle de la marque axée sur sa capacité à identifier la provenance du produit pour le consommateur (B).

A. L’abandon de la théorie de l’origine commune

Dans sa décision, la Cour prend explicitement ses distances avec sa jurisprudence antérieure, notamment celle établie dans un arrêt du 3 juillet 1974 qui concernait les mêmes marques. Elle déclare en effet qu’elle « estime nécessaire de reconsidérer l’interprétation retenue dans cet arrêt ». Auparavant, le simple fait que deux marques identiques dans des États membres différents aient eu une origine commune suffisait à activer le principe de l’épuisement des droits et à paralyser le droit d’opposition du titulaire. La libre circulation des marchandises était alors jugée prioritaire. Désormais, l’origine commune n’est plus le critère déterminant lorsque l’unité de propriété a été rompue par une mesure de contrainte étatique, telle qu’une expropriation. Le lien initial entre les titulaires est considéré comme définitivement brisé, rendant les deux marques juridiquement autonomes malgré leur histoire partagée.

Ce changement de paradigme met en lumière le caractère essentiel du consentement du titulaire à la mise en circulation des produits. La Cour souligne que le fait déterminant réside dans « l’absence de tout élément de consentement de la part du titulaire du droit de marque » pour la commercialisation du produit importé. En l’espèce, l’expropriation de la filiale et la vente subséquente de la marque par les autorités publiques constituent une rupture involontaire et radicale qui exclut un tel consentement. Chaque marque a dès lors évolué indépendamment, chacune garantissant dans son territoire respectif une origine de fabrication distincte.

B. La consécration de la garantie d’identité d’origine

Le revirement de la Cour s’appuie sur une réaffirmation de « la fonction essentielle de la marque, qui est de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’identité d’origine du produit marqué ». Cette fonction permet au consommateur « de distinguer sans confusion possible ce produit de ceux qui ont une autre provenance ». Permettre l’importation de produits provenant d’une source de production sur laquelle le titulaire allemand n’a aucun contrôle compromettrait cette garantie. Les consommateurs, habitués à la qualité associée à la marque allemande, pourraient être trompés sur les caractéristiques du produit importé. La Cour considère que le titulaire risquerait de se « voir imputer la mauvaise qualité d’un produit dont il ne serait nullement responsable ».

En conséquence, la protection de la marque en tant qu’instrument de concurrence non faussée prévaut. Elle permet aux entreprises de s’attacher une clientèle par la qualité de leurs produits, un mécanisme qui serait inopérant si des produits de sources différentes pouvaient circuler sous une même enseigne. Le droit d’opposition à l’importation n’est donc plus perçu comme une restriction déguisée au commerce, mais comme une prérogative nécessaire à la sauvegarde de l’objet spécifique du droit de marque. La protection du consommateur contre le risque de confusion devient ainsi l’arbitre du conflit entre la libre circulation et le droit de propriété industrielle.

Ce recentrage sur la fonction de la marque et le consentement de son titulaire ne se limite pas à la résolution du cas d’espèce, mais redessine les contours du droit des marques dans l’ordre juridique communautaire.

II. La portée du revirement pour l’équilibre du droit des marques

Cette décision, en renforçant substantiellement les droits du titulaire de la marque (A), établit une nouvelle délimitation entre la protection de la propriété intellectuelle et les impératifs de la libre circulation des marchandises (B).

A. Le renforcement des droits du titulaire de la marque

En autorisant le titulaire à s’opposer à l’importation de produits malgré une origine commune, la Cour redonne une force considérable au principe de la territorialité du droit des marques au sein du marché intérieur. Le droit exclusif conféré par une marque nationale ou régionale est ainsi protégé contre des atteintes résultant de circonstances historiques exceptionnelles. Cette solution reconnaît que la valeur d’une marque ne réside pas seulement dans son origine historique, mais aussi dans la réputation et les attentes de qualité qu’un titulaire a su construire et maintenir auprès du public dans son territoire. Le droit de marque n’est donc pas un simple droit de propriété formel ; il est un outil vivant, lié à la stratégie commerciale et à la responsabilité d’une entreprise unique.

La décision confirme que le titulaire doit pouvoir contrôler la première mise en circulation des produits revêtus de sa marque dans l’espace économique. L’épuisement du droit de marque, qui interdit au titulaire de s’opposer à la circulation de produits qu’il a lui-même ou avec son accord mis sur le marché, ne s’applique pas en cas de rupture du lien de contrôle. Cet arrêt constitue ainsi un arrêt de principe dont la portée dépasse largement le cas des expropriations, s’étendant potentiellement à toute situation où des marques identiques ou similaires coexistent dans des États membres différents sans lien économique ou juridique entre leurs titulaires actuels.

B. La nouvelle délimitation entre propriété intellectuelle et libre circulation

Cet arrêt marque un point d’inflexion dans la jurisprudence communautaire, traditionnellement très favorable à la primauté de la libre circulation. Alors que l’article 36 du traité est une disposition d’interprétation stricte, la Cour admet ici que la protection de l’objet spécifique de la marque peut justifier une dérogation au principe de l’article 30. La Cour effectue une mise en balance des intérêts plus nuancée, où la protection du consommateur et le maintien d’une concurrence saine par la différenciation des produits sont jugés comme des objectifs tout aussi fondamentaux du traité que la fluidité des échanges.

La solution ne remet pas en cause le principe de l’épuisement communautaire des droits, mais elle en précise les limites avec une clarté nouvelle. Le consentement du titulaire devient la clé de voûte de l’application de ce principe. En son absence, le droit national de la propriété intellectuelle retrouve toute sa vigueur pour protéger l’intégrité de la marque. La Cour établit ainsi un critère plus juste et économiquement plus cohérent, reconnaissant que deux produits, même commercialisés sous une marque historiquement commune, peuvent être matériellement et qualitativement distincts, justifiant un traitement juridique différencié pour ne pas induire le marché en erreur.

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