L’arrêt rendu par la Cour de justice le 17 novembre 1981 se prononce sur la légalité d’une décision de la Commission interdisant à un État membre d’octroyer une aide en faveur de l’accroissement des capacités de production d’un fabricant de cigarettes. En l’espèce, une entreprise du secteur du tabac projetait de restructurer ses activités en fermant l’une de ses usines pour concentrer et augmenter la capacité de production de sa seconde usine. Le gouvernement de l’État membre concerné avait notifié à la Commission son intention de soutenir cet investissement par l’octroi d’une prime. Une part substantielle de la production additionnelle envisagée était destinée à l’exportation vers d’autres États membres.
La procédure a débuté par la notification du projet d’aide par l’État membre à la Commission. Après examen au titre de l’article 93 du traité CEE, la Commission a adopté une décision déclarant l’aide incompatible avec le marché commun et interdisant sa mise à exécution. L’entreprise destinataire de l’aide a alors formé un recours en annulation contre cette décision devant la Cour de justice. Elle soutenait, d’une part, que la Commission avait violé l’article 92, paragraphe 1, du traité en ne procédant pas à une analyse du marché pertinent et, d’autre part, qu’elle avait commis une erreur de droit en refusant d’appliquer les dérogations prévues au paragraphe 3 du même article. La question de droit posée à la Cour était donc double. Il s’agissait premièrement de déterminer si l’appréciation d’une aide au regard de l’article 92, paragraphe 1, exigeait une analyse du marché comparable à celle menée en application des articles 85 et 86. Il s’agissait ensuite de préciser l’étendue du pouvoir d’appréciation de la Commission dans l’application des dérogations prévues à l’article 92, paragraphe 3, et le cadre de référence de cette appréciation.
La Cour a rejeté le recours dans son intégralité. Elle a jugé que l’affectation des échanges et la distorsion de la concurrence pouvaient être établies sans une analyse approfondie du marché, dès lors que l’aide renforçait la position d’une entreprise exportatrice. Elle a également validé l’approche de la Commission consistant à exercer son pouvoir d’appréciation dans un contexte communautaire, en vérifiant la nécessité de l’aide et en évaluant ses effets au regard de l’intérêt commun.
I. La confirmation d’une interprétation extensive des conditions d’application de l’article 92, paragraphe 1
La Cour, en rejetant le premier moyen de la requérante, précise les critères d’application de l’article 92, paragraphe 1, du traité. Elle consacre une approche autonome par rapport au droit de la concurrence (A) et se satisfait d’une démonstration des effets potentiels de l’aide sur les échanges et la concurrence (B).
A. Le rejet d’une assimilation aux règles de concurrence des articles 85 et 86
La société requérante prétendait que la Commission aurait dû, pour qualifier l’aide, définir au préalable le marché en cause du point de vue du produit et du territoire, puis analyser sa structure. Cette argumentation visait à importer dans le droit des aides d’État la méthodologie rigoureuse applicable en matière d’ententes et d’abus de position dominante. La Cour écarte fermement cette thèse en établissant l’autonomie de l’analyse requise par l’article 92. Elle juge que la condition relative à l’affectation des échanges est remplie dès lors qu’une aide renforce la position d’une entreprise face à ses concurrents au sein de la Communauté.
La Cour énonce ainsi que « lorsqu’une aide financière accordée par l’État renforce la position d’une entreprise par rapport à d’autres entreprises concurrentes dans les échanges intracommunautaires, ces derniers doivent être considérés comme influencés par l’aide ». Cette formule établit un critère fonctionnel et pragmatique qui se détache d’une analyse structurelle complexe. L’essentiel n’est pas de définir un marché mais de constater un avantage compétitif conféré à un acteur des échanges intracommunautaires. Cette solution jurisprudentielle clarifie le fait que le droit des aides d’État poursuit une logique propre, celle d’éviter que les subventions publiques ne créent des avantages artificiels faussant la compétition sur le marché intérieur.
B. La suffisance d’effets potentiels sur les échanges et la concurrence
La Cour valide le raisonnement de la Commission fondé sur les caractéristiques de l’entreprise et de l’aide projetée. Elle relève que l’entreprise bénéficiaire avait une forte orientation vers l’exportation et que l’aide, en allégeant les coûts de son investissement, lui procurait un avantage certain sur ses concurrents qui devaient financer de tels développements sur leurs fonds propres. Le simple fait que l’aide soit « de nature à affecter les échanges » et « menace de fausser la concurrence » suffit à la Commission pour la déclarer incompatible avec le traité.
En se contentant de cette potentialité, la Cour confirme une jurisprudence constante qui n’exige pas la preuve d’un effet réel et mesurable de l’aide sur les flux commerciaux. Cette approche abaisse la charge probatoire pesant sur la Commission et lui confère une marge d’appréciation significative dès le stade de la qualification de la mesure. Elle permet d’intervenir préventivement contre des aides qui, par leur nature même, sont susceptibles de porter atteinte au bon fonctionnement du marché commun. La décision attaquée était donc suffisamment motivée en ce qu’elle décrivait ces circonstances factuelles pour justifier sa conclusion.
II. La consécration d’un pouvoir discrétionnaire exercé dans un cadre communautaire
Le second moyen soulevé par la requérante offrait à la Cour l’occasion de préciser les conditions d’octroi des dérogations prévues à l’article 92, paragraphe 3. La Cour confirme que la Commission dispose d’un pouvoir d’appréciation subordonné à la nécessité de l’aide (A) et dont l’exercice doit impérativement s’inscrire dans la perspective de l’intérêt commun de la Communauté (B).
A. La validation de la condition de nécessité de l’aide
La société requérante soutenait que la seule conformité de l’investissement aux objectifs visés par l’article 92, paragraphe 3, suffisait pour qu’une aide soit déclarée compatible. La Cour rejette cet argument en soulignant que le verbe « peuvent » confère un pouvoir d’appréciation à la Commission. Elle en déduit une condition implicite de nécessité : l’aide ne doit pas être octroyée si elle ne constitue pas une incitation indispensable à la réalisation de l’objectif d’intérêt commun. Accepter la thèse de la requérante « aurait pour résultat de permettre aux États membres d’effectuer des versements qui apporteraient une amélioration de la situation financiere de l’entreprise bénéficiaire sans être nécessaires pour atteindre les buts prévus par l’article 92, paragraphe 3 ».
Ce faisant, la Cour consacre le principe selon lequel une aide ne saurait être un simple effet d’aubaine pour son bénéficiaire. Elle doit être le levier nécessaire pour que l’entreprise adopte un comportement vertueux qu’elle n’aurait pas eu en vertu des seules forces du marché. Cette approche garantit une utilisation efficace et proportionnée des deniers publics, empêchant que les aides ne se transforment en subventions pures et simples à des investissements qui auraient de toute façon été réalisés. La Commission est donc en droit de vérifier si, sans l’aide, le projet n’aurait pas vu le jour.
B. La primauté de l’intérêt communautaire dans l’appréciation des dérogations
La Cour approuve systématiquement l’analyse de la Commission qui a évalué chaque dérogation potentielle non pas à l’échelle de l’État membre concerné, mais à celle de la Communauté. S’agissant de la dérogation pour le développement de régions à faible niveau de vie ou fort sous-emploi (article 92, paragraphe 3, a)), la Cour affirme que c’est à juste titre que la Commission a apprécié la situation de la zone « non par référence au niveau moyen national neerlandais, mais par rapport au niveau communautaire ». Une région peut être considérée comme défavorisée au plan national, mais relativement prospère à l’échelle de l’Union, ce qui justifie le refus de l’aide.
De même, concernant les dérogations pour remédier à une perturbation grave de l’économie ou pour faciliter le développement de certaines activités (article 92, paragraphe 3, b) et c)), la Cour valide le raisonnement de la Commission qui a pris en compte les effets négatifs de l’aide sur les autres États membres. L’aide projetée aurait permis de déplacer des investissements qui auraient pu se réaliser dans des États membres moins favorisés et aurait accru une production destinée à l’exportation dans un secteur à faible croissance, altérant ainsi les conditions des échanges dans une mesure contraire à l’intérêt commun. Cet arrêt est fondateur en ce qu’il établit que l’analyse des dérogations doit être menée dans un cadre communautaire, la Commission agissant comme gardienne d’un équilibre global et de la cohésion économique et sociale de l’Union.