Arrêt de la Cour du 18 octobre 1989. – Orkem contre Commission des Communautés européennes. – Concurrence – Pouvoirs d’enquête de la Commission – Droits de la défense. – Affaire 374/87.

Par un arrêt du 18 octobre 1989, la Cour de justice des Communautés européennes a clarifié l’étendue des pouvoirs d’investigation de la Commission en matière de concurrence ainsi que les limites inhérentes au respect des droits de la défense. En l’espèce, dans le cadre d’une enquête relative à des soupçons d’entente dans le secteur des thermoplastiques, la Commission a d’abord procédé à une vérification dans les locaux d’une entreprise sur le fondement de l’article 14 du règlement n° 17. Par la suite, elle a adressé une demande de renseignements à cette même entreprise en application de l’article 11 du même règlement. N’ayant pas obtenu de réponses satisfaisantes, la Commission a adopté une décision formelle obligeant la société requérante à fournir les informations demandées, sous peine de sanctions.

La société a alors introduit un recours en annulation contre cette décision devant la Cour de justice. Elle soutenait, principalement, que la décision de la Commission violait les droits de la défense, en particulier le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, consacré par les traditions constitutionnelles des États membres et par des instruments internationaux tels que la Convention européenne des droits de l’homme. La Commission, de son côté, défendait la légalité de sa décision en arguant que le règlement n° 17 lui conférait de larges pouvoirs d’enquête indispensables à l’accomplissement de sa mission de surveillance de la concurrence, et que l’obligation de coopération des entreprises n’était pas limitée par un droit au silence.

La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si et dans quelle mesure les droits de la défense, en tant que principe fondamental du droit communautaire, limitaient le pouvoir de la Commission d’exiger des renseignements d’une entreprise, lorsque ces renseignements étaient susceptibles d’établir l’existence d’une infraction aux règles de concurrence imputable à cette dernière.

La Cour de justice a répondu à cette question de manière nuancée. Elle a jugé que si la Commission peut contraindre une entreprise à fournir toutes les informations nécessaires portant sur des faits dont elle a connaissance et à produire les documents y afférents, même si ceux-ci peuvent être utilisés pour établir un comportement anticoncurrentiel, elle ne peut cependant pas, par une demande de renseignements, porter atteinte aux droits de la défense de l’entreprise. En conséquence, la Commission ne saurait imposer à l’entreprise l’obligation de fournir des réponses par lesquelles celle-ci serait amenée à admettre l’existence de l’infraction dont il appartient à la Commission d’établir la preuve. L’analyse de cette décision révèle l’affirmation d’un pouvoir d’enquête étendu de la Commission (I), néanmoins encadré par la sauvegarde substantielle des droits de la défense (II).

I. L’affirmation des prérogatives étendues de la Commission en matière d’enquête

La Cour de justice consacre la légitimité des vastes pouvoirs d’investigation de la Commission, en instaurant une obligation de coopération à la charge des entreprises (A) et en écartant la reconnaissance d’un droit général au silence à leur profit (B).

A. L’obligation de collaboration active imposée aux entreprises

La décision commentée rappelle que le règlement n° 17 a pour finalité de permettre à la Commission de veiller au respect des règles de concurrence, lesquelles visent à préserver l’intérêt général. Pour atteindre cet objectif, la Commission doit pouvoir recueillir les informations nécessaires pour déceler d’éventuelles infractions. La Cour souligne ainsi que le règlement n° 17 ne reconnaît pas à une entreprise le droit de se soustraire à une mesure d’investigation au motif que son résultat pourrait révéler une infraction qu’elle a commise. Au contraire, le texte lui impose « une obligation de collaboration active, qui implique qu’elle tienne à la disposition de la Commission tous les éléments d’information relatifs à l’objet de l’enquête ».

Cette obligation de coopération est essentielle à l’efficacité du contrôle des pratiques anticoncurrentielles. Sans elle, la Commission se trouverait souvent démunie pour réunir les preuves d’ententes ou d’abus de position dominante, qui sont par nature dissimulés. La Cour justifie ainsi une approche fonctionnelle des pouvoirs de la Commission, où l’étendue des prérogatives est dictée par la mission qui lui est assignée par le Traité. L’entreprise ne peut donc rester passive face aux demandes de la Commission ; elle doit activement fournir les faits et les documents existants qui sont en sa possession, même si ces éléments peuvent s’avérer compromettants.

B. Le rejet d’un droit général de ne pas s’auto-incriminer

La requérante invoquait un principe général du droit de ne pas témoigner contre soi-même. La Cour examine cette prétention au regard des différentes sources de droit pertinentes mais refuse de lui donner une portée absolue dans le contexte du droit de la concurrence. Elle procède à une analyse de droit comparé et constate que « les ordres juridiques des États membres ne reconnaissent le droit de ne pas témoigner contre soi-même qu’à la personne physique inculpée d’une infraction dans le cadre d’une poursuite pénale ». Elle en déduit qu’un tel principe n’est pas commun aux droits des États membres au profit des personnes morales dans le domaine des infractions économiques.

De même, la Cour écarte l’application directe des instruments internationaux invoqués. Elle estime que l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, à supposer qu’il soit applicable, ne consacre pas explicitement un droit de ne pas témoigner contre soi-même. Quant à l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, il ne viserait que les personnes physiques accusées d’une infraction pénale, ce qui le rendrait étranger aux enquêtes en matière de concurrence. Ce raisonnement pragmatique permet à la Cour de préserver l’effet utile de l’article 11 du règlement n° 17 en refusant de transposer sans nuance des garanties issues du droit pénal à une procédure administrative de contrôle économique.

Toutefois, cette affirmation vigoureuse des pouvoirs de la Commission est tempérée par une concession importante, fondée sur la nécessité de protéger les droits de la défense, même au stade de l’enquête préalable.

II. La sauvegarde des droits de la défense comme limite aux pouvoirs d’investigation

La Cour de justice, tout en validant l’étendue des pouvoirs de la Commission, y apporte une limite fondamentale en interdisant toute contrainte visant à obtenir un aveu de l’infraction (A), dont elle a précisé la portée par une application concrète (B).

A. La prohibition de l’aveu forcé de l’infraction

Le véritable apport de l’arrêt réside dans la distinction opérée par la Cour pour préserver l’équilibre entre les nécessités de l’enquête et les droits de la défense. Si l’entreprise est tenue de fournir des informations factuelles, la Cour juge que la Commission ne peut outrepasser certaines limites. Elle énonce ainsi que la Commission « ne saurait imposer à l’entreprise l’obligation de fournir des réponses par lesquelles celle-ci serait amenée à admettre l’existence de l’infraction dont il appartient à la Commission d’établir la preuve ». Cette formule établit une frontière claire entre la demande d’informations sur des faits objectifs, qui est licite, et la contrainte à l’aveu, qui est illicite.

Autrement dit, l’entreprise doit pouvoir décrire ce qui s’est passé, où et quand, et qui était présent, mais elle ne peut être forcée de qualifier elle-même ses agissements d’illégaux ou de reconnaître l’objet anticoncurrentiel de ses actions. Le fardeau de la preuve de l’infraction, notamment de son élément intentionnel, demeure entièrement sur la Commission. En protégeant le droit de l’entreprise de ne pas avoir à formuler sa propre condamnation, la Cour garantit que les droits de la défense ne sont pas « irrémédiablement compromis » dès la phase d’enquête, préservant ainsi l’équité de la procédure contradictoire qui pourra suivre.

B. L’application pratique et la portée du principe

La Cour ne se contente pas d’énoncer un principe abstrait ; elle en fait une application directe aux questions posées par la Commission dans la décision litigieuse. Elle examine ainsi chaque question pour déterminer si elle relève de la simple demande de faits ou si elle conduit à un aveu forcé. Par exemple, les questions relatives à la tenue de réunions et à l’identité des participants sont jugées légitimes. En revanche, une question visant à obtenir des précisions sur « toute démarche ou mesure concertée qui est susceptible d’avoir été envisagée ou arrêtée pour soutenir des initiatives en matière de prix » est censurée. La Cour estime qu’y répondre obligerait la requérante à avouer sa participation à un accord illicite.

De même, les questions exigeant la description des modalités d’un système de quotas sont annulées car elles amèneraient l’entreprise à admettre l’existence d’un accord de répartition des marchés. Par cette analyse in concreto, la Cour offre un guide pratique pour distinguer les questions autorisées de celles qui ne le sont pas. La portée de cet arrêt est considérable. Il a durablement façonné les pratiques d’enquête de la Commission, la contraignant à formuler ses demandes de renseignements avec plus de précaution. Bien que la jurisprudence ultérieure ait affiné la protection des droits de la défense, notamment sous l’influence de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la distinction fondamentale établie par cet arrêt entre la fourniture d’informations factuelles et l’aveu de l’infraction demeure une pierre angulaire du droit européen de la concurrence.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture