Arrêt de la Cour du 18 octobre 1989. – Solvay & Cie contre Commission des Communautés européennes. – Concurrence – Pouvoirs d’enquête de la Commission – Droits de la défense. – Affaire 27/88.

Par un arrêt en date du 18 octobre 1989, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur l’étendue des pouvoirs d’investigation de la Commission européenne en matière de droit de la concurrence. En l’espèce, dans le cadre d’une enquête sur des pratiques anticoncurrentielles, la Commission avait adressé à une entreprise une demande de renseignements sur la base du règlement n° 17. L’entreprise ayant refusé de répondre à certaines questions qu’elle estimait contraires à ses droits de la défense, la Commission a adopté une décision formelle, en date du 24 novembre 1987, lui ordonnant de fournir les informations requises. L’entreprise a alors introduit un recours en annulation contre cette décision devant la Cour de justice, soutenant que les questions litigieuses la contraignaient à s’auto-incriminer, violant ainsi un principe général du droit. La question de droit qui se posait à la Cour était donc de savoir si les droits de la défense, et notamment le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, limitaient le pouvoir de la Commission d’exiger des renseignements de la part d’une entreprise soupçonnée d’infraction aux règles de concurrence. À cette question, la Cour de justice a apporté une solution nuancée, en affirmant que si l’entreprise est tenue de fournir tous les renseignements d’ordre factuel et les documents en sa possession, elle ne peut être contrainte de fournir des réponses qui impliqueraient la reconnaissance de l’existence d’une infraction.

La solution retenue par la Cour conduit ainsi à reconnaître l’existence d’un pouvoir d’investigation étendu au profit de la Commission (I), tout en le soumettant à un encadrement nécessaire pour garantir le respect des droits de la défense (II).

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I. La consécration d’un pouvoir d’investigation étendu au service de l’efficacité du droit de la concurrence

La Cour de justice valide le principe selon lequel la Commission dispose de prérogatives étendues afin d’assurer l’effet utile des règles de concurrence. Cette approche pragmatique repose sur la finalité même des demandes de renseignements (A), qui se traduit par une obligation contraignante pour l’entreprise de communiquer les éléments de nature factuelle (B).

A. La finalité de la demande de renseignements : un instrument au service de la politique de la concurrence

Le règlement n° 17 a doté la Commission d’outils d’enquête indispensables à la détection et à la sanction des pratiques restrictives de concurrence. Parmi ceux-ci, le pouvoir d’exiger des renseignements constitue un instrument essentiel, permettant à la Commission de recueillir les éléments nécessaires à l’instruction de ses dossiers. Sans une telle faculté, l’application des articles 85 et 86 du traité CEE serait largement compromise, les autorités de concurrence se heurtant au silence des entreprises suspectées.

La Cour reconnaît donc que l’efficacité de la politique de la concurrence justifie que les entreprises ne puissent se soustraire unilatéralement à leur obligation de collaboration. Le bon fonctionnement du marché intérieur impose que la Commission puisse exercer une surveillance active et disposer des moyens d’investigation adéquats pour mettre au jour des ententes ou des abus de position dominante, pratiques par nature souvent dissimulées. En confirmant le caractère contraignant des décisions de demande de renseignements, la Cour réaffirme la primauté de l’intérêt général communautaire sur les seuls intérêts particuliers des opérateurs économiques.

B. L’obligation de fournir des renseignements d’ordre factuel

La Cour de justice opère une distinction fondamentale entre les différents types d’informations que la Commission peut solliciter. Elle établit clairement que l’entreprise est tenue de déférer aux demandes portant sur des questions de fait et de produire les documents existants qui lui sont réclamés, même si ces éléments peuvent ensuite être utilisés pour établir l’existence d’une infraction à son encontre. Cette obligation couvre ainsi la communication de correspondances, de comptes rendus de réunions, de données chiffrées ou de tout autre élément matériel préexistant.

En ce sens, l’entreprise ne peut se retrancher derrière un droit au silence pour refuser de fournir des preuves objectives de son comportement sur le marché. Le pouvoir de la Commission ne se limite pas à la recherche de documents que l’entreprise serait prête à livrer spontanément. Il s’étend à la faculté d’exiger la production de tout élément factuel pertinent pour l’enquête, laissant à la Commission le soin d’en tirer les conclusions juridiques appropriées. C’est la raison pour laquelle le recours est rejeté « pour le surplus », validant ainsi les questions qui ne dépassaient pas le cadre d’une demande d’informations factuelles.

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Si le pouvoir d’investigation de la Commission est ainsi largement confirmé dans son principe et son étendue, la Cour de justice y apporte néanmoins une limite substantielle, fondée sur la protection des droits fondamentaux de la personne morale poursuivie.

II. L’encadrement du pouvoir d’investigation par le respect des droits de la défense

La Cour, tout en refusant de consacrer un droit absolu au silence pour les entreprises (A), protège ces dernières contre les questions qui les obligeraient à admettre leur propre culpabilité, consacrant ainsi une protection ciblée contre l’auto-incrimination (B).

A. Le rejet d’un droit général au silence pour les entreprises

La Cour de justice écarte l’idée d’une transposition pure et simple dans le droit de la concurrence du droit de ne pas s’auto-incriminer, tel qu’il est reconnu en matière pénale pour les personnes physiques. Elle considère que les spécificités du droit de la concurrence et la nature des procédures diligentées par la Commission ne justifient pas la reconnaissance d’un droit général et absolu au silence au profit des entreprises. Celles-ci, en tant qu’acteurs d’un marché régulé, sont soumises à un devoir de coopération qui découle de leur participation même à la vie économique.

L’arrêt établit ainsi un équilibre entre les exigences de la politique de la concurrence et les garanties procédurales accordées aux entreprises. Il n’appartient pas à ces dernières de rester totalement passives face à une enquête de la Commission. Accepter un droit au silence généralisé paralyserait l’action de la Commission et créerait un obstacle insurmontable à la preuve des infractions les plus sophistiquées. La Cour refuse donc de sanctuariser l’entreprise en lui permettant de faire systématiquement obstruction aux investigations menées à son encontre.

B. La prohibition des questions impliquant la reconnaissance de l’infraction

La limite fondamentale posée par la Cour de justice réside dans la nature des questions que la Commission peut poser. Si l’entreprise doit fournir des faits, elle ne peut être contrainte de porter une appréciation sur son propre comportement ou d’admettre sa participation à une infraction. La charge de la preuve de l’infraction pèse sur la Commission, qui ne saurait la renverser en obligeant l’entreprise à confesser sa culpabilité. Les droits de la défense s’opposent à ce que l’entreprise soit contrainte de devenir son propre accusateur.

C’est sur ce fondement que la décision est partiellement annulée. En déclarant que « la décision […] est annulée en ce qui concerne les questions sub ii 1 c ) et sub iii 1 et 2 », la Cour censure précisément les interrogations qui dépassaient la simple demande d’informations factuelles. Il s’agissait de questions qui, par leur formulation, amenaient l’entreprise à reconnaître les objectifs et les résultats de certaines de ses actions, ce qui revenait à lui faire admettre le caractère infractionnel de son comportement. Cet arrêt établit ainsi une jurisprudence fondatrice, protégeant le cœur des droits de la défense sans pour autant désarmer la Commission dans sa mission de gardienne de la concurrence.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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