Arrêt de la Cour du 19 janvier 1993. – Shearson Lehmann Hutton Inc. contre TVB Treuhandgesellschaft für Vermögensverwaltung und Beteiligungen mbH. – Demande de décision préjudicielle: Bundesgerichtshof – Allemagne. – Convention de Bruxelles – Article 13, premier et deuxième alinéas – Compétence en matière de contrats conclus par les consommateurs – Notion de consommateur – Action intentée par une société, cessionnaire des droits d’un particulier. – Affaire C-89/91.

Par un arrêt du 19 janvier 1993, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’interprétation des règles de compétence spéciale en matière de contrats conclus par les consommateurs, telles qu’établies par la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968.

En l’espèce, un particulier avait conclu un contrat de commission avec une société étrangère pour la réalisation d’opérations financières à terme, après que cette dernière eut fait paraître des annonces publicitaires dans l’État de domicile du particulier. Ayant subi des pertes importantes, ce dernier a cédé l’ensemble de ses droits et actions à une société de gestion de patrimoine. C’est cette société cessionnaire qui a intenté une action en responsabilité et en remboursement contre le cocontractant étranger devant les juridictions de l’État du consommateur initial. La juridiction de première instance s’est déclarée incompétente, mais la cour d’appel a infirmé cette décision, retenant sa compétence sur le fondement des dispositions protectrices des consommateurs de la Convention. Saisie d’un pourvoi, la juridiction suprême nationale a sursis à statuer et a posé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice, portant sur les conditions d’application de l’article 13 de la Convention.

La question de droit déterminante qui se posait à la Cour était de savoir si un demandeur agissant dans l’exercice de son activité professionnelle, en tant que cessionnaire des droits d’un consommateur, pouvait bénéficier des règles de compétence dérogatoires prévues par la section 4 du titre II de la Convention de 1968.

À cette question, la Cour de justice répond par la négative. Elle juge que les dispositions en cause ne visent que le consommateur final privé, qui n’est pas engagé dans des activités commerciales ou professionnelles. La qualité de consommateur, et la protection juridictionnelle qui en découle, ne peut donc être étendue à une société professionnelle qui a acquis la créance d’un consommateur. La Cour affirme ainsi une conception strictement personnelle de la qualité de consommateur (I), ce qui a pour effet de consacrer une application restrictive du for de protection consumériste (II).

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I. L’affirmation d’une conception strictement personnelle de la qualité de consommateur

La Cour de justice, pour refuser au cessionnaire professionnel le bénéfice du for consumériste, s’appuie sur une interprétation finaliste de la notion de consommateur (A), ce qui conduit logiquement à exclure du champ de protection toute entité agissant à titre professionnel (B).

A. L’interprétation téléologique du régime de protection

La Cour rappelle avec force la finalité des articles 13 et suivants de la Convention. Ce régime spécial a été institué dans « le souci de protéger le consommateur en tant que partie au contrat réputée économiquement plus faible et juridiquement moins expérimentée que son cocontractant ». L’objectif est d’éviter qu’un tel acteur ne soit découragé d’agir en justice par l’obligation de saisir les tribunaux du domicile de son adversaire. Cette interprétation téléologique constitue le fondement de la solution : la protection est justifiée par une situation de faiblesse présumée, inhérente à la personne même du consommateur.

Par conséquent, ces règles de compétence constituent une dérogation au principe général de la compétence des juridictions du domicile du défendeur, énoncé à l’article 2 de la Convention. Or, une jurisprudence constante veut que les exceptions à un principe général soient d’interprétation stricte. La Cour souligne qu’une telle approche « s’impose à plus forte raison » pour une règle de compétence qui, comme l’article 14, permet au demandeur d’attraire le défendeur devant les juridictions de son propre domicile, un cas que la Convention n’admet qu’avec une grande réserve.

B. L’exclusion du cessionnaire professionnel du bénéfice de la protection

En se fondant sur cette finalité protectrice, la Cour en déduit que le statut de consommateur est indissociablement lié à la personne qui contracte pour un usage étranger à son activité professionnelle. Le demandeur en l’espèce est une société de gestion de patrimoine, agissant manifestement dans le cadre de son activité commerciale. Elle ne se trouve donc pas dans la position de faiblesse que les dispositions de la Convention visent à compenser. La justification de la protection disparaît, et avec elle, la possibilité d’appliquer la règle de compétence spéciale.

La Cour souligne que le texte même de la Convention soutient cette lecture, l’article 14 visant « l’action intentée par un consommateur ». Il en résulte que la qualité de consommateur doit s’apprécier en la personne du demandeur au moment de l’instance. Cette qualité n’est pas un accessoire de la créance qui se transmettrait avec elle lors d’une cession. Il s’agit d’un statut personnel, qui ne saurait bénéficier à un acteur professionnel, même si celui-ci agit pour le recouvrement d’une créance initialement détenue par un consommateur.

Cette définition stricte de la qualité de consommateur ancre solidement le régime dérogatoire dans sa justification originelle et conduit à en limiter rigoureusement la portée.

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II. La portée limitée du for juridictionnel protecteur

La solution retenue par la Cour de justice a pour principale conséquence de réaffirmer la primauté du principe de compétence du tribunal du domicile du défendeur (A), tout en clarifiant les implications procédurales de la cession de créances consuméristes (B).

A. La réaffirmation de la primauté du for du défendeur

En refusant d’étendre le bénéfice du for consumériste au cessionnaire professionnel, la Cour de justice réaffirme avec vigueur le principe cardinal de la compétence juridictionnelle du domicile du défendeur. Le régime de protection des consommateurs est et doit demeurer une exception bien délimitée. Cette orthodoxie garantit la prévisibilité et la sécurité juridique, en particulier pour les opérateurs économiques internationaux qui doivent pouvoir raisonnablement anticiper les juridictions devant lesquelles ils sont susceptibles d’être attraits.

La Cour rappelle d’ailleurs son hostilité à l’admission de la compétence des juridictions du domicile du demandeur, en dehors des cas expressément prévus. L’élargissement de la notion de consommateur à des entités professionnelles aurait créé une brèche significative dans ce système, au risque de multiplier les fors de compétence et de fragiliser l’équilibre général de la Convention. La décision préserve ainsi la cohérence du système juridictionnel européen en contenant l’exception dans des limites strictes.

B. Les conséquences pratiques sur la cession de créances

Cet arrêt emporte des conséquences significatives pour les acteurs économiques dont le modèle d’affaires repose sur le rachat de créances, notamment celles détenues par des consommateurs. Un cessionnaire professionnel ne peut plus escompter bénéficier de la facilité procédurale consistant à agir devant ses propres tribunaux. Il devra engager ses poursuites devant les juridictions du domicile du débiteur, avec les coûts et les contraintes que cela peut impliquer.

Cette contrainte procédurale est susceptible d’influencer la valeur économique de telles créances lors de leur cession. La solution ne prive pas le cessionnaire de son droit d’agir, mais elle le prive d’un avantage juridictionnel majeur. En ce sens, la Cour établit une distinction claire entre la titularité du droit substantiel, qui est transférée, et les avantages procéduraux personnels, qui ne le sont pas. Le choix du consommateur de céder sa créance emporte ainsi une renonciation implicite au for spécial qui lui était personnellement attaché.

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