Par un arrêt rendu dans des affaires jointes le 19 juin 1980, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur l’interprétation et la validité d’une disposition du droit communautaire dérivé en matière de sécurité sociale. La question portait spécifiquement sur les conséquences du non-respect d’un délai imposé à un travailleur au chômage qui, après s’être rendu dans un autre État membre pour y chercher un emploi, ne retourne pas dans l’État compétent pour le versement de ses prestations.
En l’espèce, des travailleurs migrants, au chômage et indemnisés par l’organisme compétent en République fédérale d’Allemagne, avaient fait usage de la faculté prévue par le règlement n° 1408/71 du Conseil, leur permettant de se rendre en Italie pour une durée de trois mois afin d’y rechercher un travail tout en conservant le bénéfice de leurs allocations. N’étant pas retournés en Allemagne à l’expiration de ce délai, l’organisme allemand a cessé le versement des prestations, en application de l’article 69, paragraphe 2, du règlement précité. Les juridictions sociales allemandes, saisies par les travailleurs concernés, ont alors adressé plusieurs demandes de décision préjudicielle à la Cour de justice.
La controverse juridique opposait les travailleurs, qui soutenaient que la perte de leurs droits ne pouvait être totale et définitive, à l’organisme débiteur des prestations, qui appliquait strictement la sanction prévue par le texte communautaire. Il était donc demandé à la Cour si la déchéance du droit aux prestations, prévue par l’article 69, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71, est totale et définitive en cas de retour tardif du travailleur dans l’État compétent et, dans l’affirmative, si une telle sanction est compatible avec les principes supérieurs du droit communautaire. La Cour répond que la perte des droits est bien totale, sauf prolongation exceptionnelle du délai, et juge cette disposition conforme au droit communautaire.
La solution retenue par la Cour clarifie la nature de la sanction prévue par le règlement, qu’elle analyse comme une condition inhérente à un régime dérogatoire (I), tout en confirmant sa validité au regard des libertés fondamentales et des principes généraux du droit (II).
I. La clarification d’une sanction autonome et dérogatoire
La Cour de justice opère une interprétation stricte du règlement, affirmant le caractère absolu de la perte des droits (A) et l’autonomie de ce régime par rapport aux législations nationales (B).
A. L’interprétation littérale d’une perte totale des droits
L’arrêt fonde son raisonnement sur les termes exprès de la disposition litigieuse. L’article 69, paragraphe 2, du règlement dispose que le travailleur « perd tout droit aux prestations en vertu de la législation de l’État compétent s’il n’y retourne pas avant l’expiration de cette période ». La Cour en déduit que le retour dans le délai imparti constitue une condition suspensive du maintien du droit au-delà de la période de trois mois. Le non-respect de cette condition entraîne une sanction claire et sans équivoque, à savoir la déchéance de l’intégralité des droits aux prestations de chômage vis-à-vis de l’État compétent.
La juridiction communautaire écarte ainsi l’argument selon lequel la perte du droit ne serait que temporaire, couvrant uniquement la période entre l’expiration du délai et le retour effectif du travailleur. Elle souligne que si telle avait été l’intention du législateur, la disposition « n’exigerait pas le retour du travailleur dans le délai de trois mois précité et ne ferait pas référence à la perte de « tout droit » en cas de retour tardif ». Cette analyse textuelle rigoureuse confère à la sanction un caractère absolu, la seule exception étant la possibilité pour l’institution compétente de prolonger le délai dans des cas exceptionnels.
B. La consécration d’un régime autonome et non coordonné
La Cour précise également la portée de l’expression « en vertu de la législation de l’État compétent ». Contrairement à la thèse des requérants, ce membre de phrase ne constitue pas un renvoi au droit national pour déterminer les modalités de la perte des droits. Il vise uniquement à identifier les prestations concernées par la déchéance, c’est-à-dire celles servies par l’État qui indemnisait initialement le chômage, par opposition aux droits que le travailleur pourrait acquérir dans un autre État membre.
Ce faisant, la Cour affirme que l’article 69 « ne constitue pas une simple mesure de coordination des législations nationales en matière de sécurité sociale ». Il institue au contraire « un régime autonome, dérogatoire aux règles du droit interne, qui doit être interprété de façon uniforme dans tous les États membres ». Cette approche garantit la sécurité juridique et l’application homogène du règlement, évitant que la sanction ne varie en fonction des particularités de chaque législation nationale. La perte du droit est donc une conséquence directe et unique du droit communautaire lui-même, indépendante des dispositions internes qui pourraient prévoir une sanction moins sévère.
Après avoir ainsi défini le sens et la portée de la sanction, la Cour se devait d’en examiner la validité au regard des normes supérieures du droit communautaire.
II. La validation d’une facilité conditionnée par le Traité
La Cour de justice confirme la validité de la disposition en la jugeant compatible avec la libre circulation des travailleurs (A) et respectueuse des droits fondamentaux grâce au principe de proportionnalité (B).
A. La conformité avec les règles de la libre circulation
Il était soutenu que l’article 69, paragraphe 2, en ce qu’il attache une conséquence aussi sévère au retour tardif, créerait une entrave à la libre circulation des travailleurs, contrevenant ainsi à l’article 51 du traité CEE. La Cour rejette cette argumentation en renversant la perspective. Elle rappelle que la possibilité de conserver ses allocations de chômage tout en cherchant un emploi dans un autre État membre est un avantage conféré par le droit communautaire, qui n’existerait pas sans le règlement. Le travailleur qui en bénéficie est libéré de l’obligation de rester à la disposition des services de l’emploi de l’État compétent.
Dès lors, la disposition ne restreint pas un droit préexistant mais encadre une faculté nouvelle. La Cour estime que l’article 51 du traité « n’interdit pas au législateur communautaire d’assortir de conditions les facilités qu’il accorde en vue d’assurer la libre circulation des travailleurs ni d’en fixer les limites ». Elle distingue cette situation des arrêts où elle avait invalidé des règles communautaires qui aboutissaient à faire perdre aux travailleurs des avantages garantis par la seule législation d’un État membre. Ici, la règle ne retire aucun droit national ; elle conditionne l’octroi d’un droit purement communautaire.
B. Le respect des droits fondamentaux par le prisme de la proportionnalité
Face au grief tiré d’une possible atteinte au droit de propriété, garanti au sein des principes généraux du droit communautaire, la Cour déploie un raisonnement en plusieurs temps. Elle observe d’abord que le travailleur choisit librement de se placer sous ce régime optionnel, en pleine connaissance de ses contraintes, notamment grâce aux informations qui lui sont fournies. La sanction est la contrepartie de l’avantage octroyé.
Surtout, la Cour met en exergue le rôle de la clause permettant une prolongation du délai « dans des cas exceptionnels ». Cette faculté, reconnue aux institutions nationales, doit être exercée à la lumière du principe de proportionnalité. Bien que disposant d’une large marge d’appréciation, les services compétents ne peuvent agir arbitrairement. Ils doivent « prendre en considération, dans chaque cas particulier, la durée du dépassement dans le temps du délai en cause, la raison du retour tardif et la gravité des conséquences juridiques découlant d’un retour tardif ». Ce contrôle de proportionnalité constitue la garantie essentielle contre des résultats inéquitables et assure la compatibilité du dispositif avec les droits fondamentaux.