Arrêt de la Cour du 19 mars 2002. – H. Lommers contre Minister van Landbouw, Natuurbeheer en Visserij. – Demande de décision préjudicielle: Centrale Raad van Beroep – Pays-Bas. – Politique sociale – Égalité de traitement entre travailleurs masculins et travailleurs féminins – Dérogations – Mesures visant à promouvoir l’égalité des chances entre hommes et femmes – Ministère mettant des places de garderie subventionnées à disposition de son personnel – Places réservées exclusivement aux enfants de fonctionnaires féminins, sous réserve de cas d’urgence relevant de l’appréciation de l’employeur. – Affaire C-476/99.

Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur la compatibilité d’une mesure d’action positive avec le principe d’égalité de traitement entre hommes et femmes. En l’espèce, un fonctionnaire masculin employé par un ministère avait sollicité l’octroi d’une place de garderie subventionnée pour son enfant. Cette demande lui fut refusée au motif qu’une circulaire interne réservait en principe l’accès à ce service aux seuls fonctionnaires féminins, dans le but de lutter contre leur sous-représentation au sein du ministère. Les fonctionnaires masculins ne pouvaient y accéder que dans des cas d’urgence laissés à l’appréciation de l’employeur. Le fonctionnaire contesta cette décision, d’abord par une réclamation administrative puis par un recours devant les juridictions nationales. La juridiction de dernier ressort, saisie du litige, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle. Il était demandé si l’article 2, paragraphes 1 et 4, de la directive 76/207/CEE relative à l’égalité de traitement s’oppose à une telle réglementation. En d’autres termes, une mesure visant à promouvoir l’égalité des chances en remédiant aux inégalités de fait qui affectent les femmes peut-elle légalement consister à réserver à ces dernières l’accès à des places de garderie subventionnées par l’employeur, tout en n’accordant cet avantage aux hommes que de manière exceptionnelle ? La Cour répond par la négative, mais assortit sa décision d’une condition essentielle. Elle juge que la directive « ne s’oppose pas à une réglementation qui est instaurée par un ministère aux fins de lutter contre une sous-représentation importante des femmes en son sein et qui, dans un contexte caractérisé par une insuffisance avérée de structures d’accueil adéquates et abordables, réserve aux seuls fonctionnaires féminins les places de garderie subventionnées en nombre limité qu’il met à disposition de son personnel ». Toutefois, elle précise immédiatement que « Il n’en va toutefois de la sorte que pour autant que l’exception ainsi prévue en faveur des fonctionnaires masculins soit notamment interprétée en ce sens qu’elle permet à ceux d’entre eux qui assument seuls la garde de leurs enfants d’avoir accès à ce système de garderie aux mêmes conditions que les fonctionnaires féminins ». Ainsi, la Cour admet le principe d’une discrimination positive en matière de conditions de travail pour corriger une inégalité factuelle (I), mais en encadre strictement la mise en œuvre au nom du principe de proportionnalité (II).

I. La validation conditionnelle d’une mesure d’action positive favorisant les femmes

La Cour de justice reconnaît la légitimité de la mesure litigieuse en la rattachant à l’objectif de promotion de l’égalité des chances, ce qui suppose au préalable de qualifier l’avantage en cause de condition de travail (A) pour ensuite en justifier l’octroi préférentiel par la nécessité de remédier à des inégalités de fait (B).

A. La qualification de l’accès à la garde d’enfants comme condition de travail

Pour que la directive 76/207/CEE soit applicable, l’avantage concerné devait relever de son champ d’application matériel, notamment des « conditions de travail ». La Cour confirme sans ambiguïté cette qualification, considérant que la mise à disposition de places de garderie par un employeur, qu’elle soit ou non sur le lieu de travail, constitue bien une condition de travail au sens de la directive. Elle écarte la qualification de « rémunération » en dépit de la participation financière de l’employeur, rappelant sa jurisprudence constante selon laquelle les conséquences pécuniaires d’une condition de travail ne suffisent pas à la faire entrer dans le champ de l’article 119 du traité CE. La Cour souligne le caractère avant tout pratique de la mesure, qui vise à surmonter les difficultés liées à la recherche d’un mode de garde. Elle énonce qu’une telle mesure « a dès lors, particulièrement dans un contexte caractérisé par une offre insuffisante de places de garderie, pour objet et pour effet principaux de faciliter l’exercice de l’activité professionnelle des travailleurs concernés ». En qualifiant cet avantage de condition de travail, la Cour le soumet au principe d’égalité de traitement mais ouvre également la possibilité d’une dérogation sur le fondement de l’article 2, paragraphe 4, de la directive, relatif aux actions positives.

B. Une justification de la mesure par l’objectif de remédier aux inégalités de fait

Une fois établie l’existence d’une différence de traitement fondée sur le sexe, la Cour examine si celle-ci peut être justifiée en tant que mesure visant à promouvoir l’égalité des chances. Elle rappelle que l’article 2, paragraphe 4, de la directive autorise des mesures qui, « tout en étant discriminatoires selon leurs apparences, visent effectivement à éliminer ou à réduire les inégalités de fait pouvant exister dans la réalité de la vie sociale ». La Cour constate que le ministère employeur était caractérisé par une sous-représentation importante des femmes, tant en nombre qu’aux grades supérieurs. Elle admet ensuite le lien de causalité entre les difficultés de garde d’enfants et l’abandon de la vie professionnelle par les femmes, relevant qu’« une insuffisance avérée de structures d’accueil adéquates et abordables pour les enfants est de nature à inciter plus particulièrement les travailleurs féminins à renoncer à leur emploi ». Par conséquent, la mesure, en facilitant la poursuite de leur carrière, est de nature à améliorer leur capacité à concourir sur le marché du travail sur un pied d’égalité avec les hommes. La Cour valide donc le principe de cette action positive, qui ne réserve pas des postes mais améliore les conditions permettant aux femmes de les occuper et d’y progresser. Cette validation n’est cependant pas sans limite et se trouve tempérée par une analyse de proportionnalité.

II. L’encadrement de la dérogation par le principe de proportionnalité

Si la Cour admet la légitimité de l’objectif poursuivi, elle s’assure que la mesure ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre. Elle prend ainsi en considération le risque de pérenniser des stéréotypes de genre (A) avant de poser une condition stricte garantissant les droits des pères se trouvant dans une situation comparable à celle des mères (B).

A. Le risque d’une perpétuation des rôles traditionnels entre les sexes

La Cour ne manque pas de relever l’ambivalence inhérente à la mesure contestée. En réservant l’accès aux garderies aux femmes, une telle disposition, bien que conçue pour abolir une inégalité, « pourrait néanmoins également risquer de contribuer à perpétuer une distribution traditionnelle des rôles entre hommes et femmes ». Elle reconnaît ainsi la pertinence de la critique doctrinale selon laquelle une mesure de promotion de l’égalité des chances ne devrait pas exclure les hommes si son objectif peut être atteint en les y incluant. Toutefois, la Cour nuance cette critique en tenant compte des circonstances de l’espèce : le nombre de places de garderie est limité, et même les fonctionnaires féminins ne sont pas assurés d’en obtenir une, ce qui témoigne d’une pénurie réelle. De plus, la mesure n’exclut pas totalement les hommes et ne les prive pas de tout accès à d’autres modes de garde sur le marché. Cet arbitrage pragmatique montre la volonté de la Cour de ne pas juger la mesure dans l’abstrait, mais de l’évaluer au regard de son contexte factuel, notamment la limitation des ressources disponibles.

B. La sauvegarde impérative des droits des pères assumant seuls la garde de leurs enfants

Le contrôle de proportionnalité de la Cour trouve son expression la plus nette dans la limite qu’elle impose à la dérogation. La Cour considère que la mesure ne reste proportionnée que si l’exception prévue pour les cas d’urgence est interprétée d’une manière spécifique. Elle estime qu’une exclusion des fonctionnaires masculins qui assument seuls la garde de leurs enfants « irait au-delà de ce qu’autorise la dérogation prévue à l’article 2, paragraphe 4, de la directive, en portant une atteinte excessive au droit individuel à l’égalité de traitement ». Pour ces pères, l’argument selon lequel les femmes sont plus susceptibles d’interrompre leur carrière perd toute pertinence, leur situation étant objectivement identique à celle d’une mère seule. La Cour impose donc une interprétation de la réglementation nationale qui garantit l’accès au service de garderie, aux mêmes conditions que les femmes, aux hommes qui élèvent seuls leurs enfants. C’est cette condition sine qua non qui rend la discrimination positive acceptable au regard du droit de l’Union. Par cette solution équilibrée, la Cour fixe une portée précise à l’action positive : elle peut être ciblée, mais ne saurait ignorer les situations où un homme fait face aux mêmes obstacles factuels que ceux que la mesure entend compenser pour les femmes.

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