Arrêt de la Cour du 2 août 1993. – Maria Grana-Novoa contre Landesversicherungsanstalt Hessen. – Demande de décision préjudicielle: Bundessozialgericht – Allemagne. – Sécurité sociale des travailleurs migrants – Egalité de traitement – Convention conclue entre un Etat membre et un pays tiers. – Affaire C-23/92.

L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 1er juillet 1993 offre une clarification essentielle sur le champ d’application du droit communautaire de la sécurité sociale. En l’espèce, une ressortissante espagnole, après avoir travaillé en Suisse puis en Allemagne, s’est vu refuser une pension d’invalidité par l’organisme allemand compétent. La législation nationale exigeait une période de cotisation minimale que l’intéressée n’atteignait qu’en cumulant ses périodes d’assurance allemandes et suisses. La difficulté provenait du fait que la convention de sécurité sociale conclue entre l’Allemagne et la Suisse, qui permettait une telle totalisation, réservait son bénéfice aux ressortissants des deux États contractants.

La requérante, déboutée par les juridictions inférieures, soutenait devant le Bundessozialgericht que le principe d’égalité de traitement devait lui permettre, en tant que ressortissante communautaire, de se prévaloir de la convention germano-suisse au même titre qu’un ressortissant allemand. Les juges allemands ont alors saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si la notion de « législation » d’un État membre, au sens de l’article 3 du règlement (CEE) n° 1408/71, inclut les conventions de sécurité sociale conclues par cet État avec un pays tiers. En cas de réponse affirmative, il fallait ensuite savoir si le principe de non-discrimination faisait obstacle à une clause conventionnelle excluant les ressortissants d’autres États membres du bénéfice de la totalisation des périodes d’assurance.

La Cour a répondu que la notion de « législation » visée par le règlement n’englobe pas les dispositions des conventions internationales de sécurité sociale conclues entre un seul État membre et un État tiers. Elle a précisé que cette interprétation n’est pas affectée par la circonstance que de telles conventions aient été intégrées dans l’ordre juridique interne de l’État membre concerné. La solution adoptée par la Cour repose sur une délimitation rigoureuse du champ d’application du règlement communautaire (I), dont la portée révèle une volonté de préserver la cohérence du système de coordination tout en exposant une lacune dans la protection des travailleurs (II).

I. LA DÉLIMITATION RIGOUREUSE DU CHAMP D’APPLICATION DU RÈGLEMENT COMMUNAUTAIRE

La Cour de justice opère une interprétation stricte de la notion de « législation » pour exclure les conventions bilatérales conclues avec des pays tiers (A), en affirmant l’autonomie de cette notion par rapport aux modes d’intégration en droit interne (B).

A. L’exclusion de la convention bilatérale du champ matériel du règlement

Pour déterminer si le principe d’égalité de traitement était applicable, la Cour examine la définition du terme « législation » à l’article 1er, sous j), du règlement n° 1408/71. Elle constate que cette définition, qui vise les « lois, les règlements, les dispositions statutaires et toutes autres mesures d’application », ne mentionne pas explicitement les conventions internationales de sécurité sociale. La Cour relève au contraire que ces conventions font l’objet de dispositions spécifiques et distinctes au sein même du règlement, notamment à ses articles 6, 7 et 8.

Ces articles organisent de manière détaillée les rapports entre le règlement et les conventions de sécurité sociale liant deux ou plusieurs États membres. Le silence du texte concernant les conventions conclues entre un seul État membre et un État tiers est interprété par la Cour comme une exclusion intentionnelle. Elle en déduit que si le législateur communautaire avait voulu inclure de tels accords dans le champ d’application du règlement, il aurait prévu des dispositions expresses à cet effet. Par conséquent, la Cour énonce clairement que « la notion de ‘législation’, visée par ces articles, n’englobe pas les dispositions de conventions internationales de sécurité sociale conclues entre un seul État membre et un État tiers ». Cette approche textualiste confirme que le règlement a pour seul objet la coordination des régimes nationaux des États membres entre eux.

B. L’indifférence du mode d’intégration de la convention en droit interne

La Cour de justice prend soin de préciser que sa conclusion n’est pas remise en cause par la méthode d’incorporation de la convention en droit national. Le fait que l’accord germano-suisse ait été intégré par une loi fédérale dans l’ordre juridique allemand ne lui confère pas la nature de « législation » au sens du droit communautaire. La Cour rappelle ici implicitement le principe de l’autonomie des notions du droit de l’Union, qui doivent recevoir une interprétation uniforme dans l’ensemble des États membres.

Permettre que la qualification de « législation » dépende des particularités constitutionnelles de chaque État membre relatives à la réception des traités internationaux porterait atteinte à l’application homogène du règlement. La Cour affirme donc que « cette interprétation n’est pas infirmée par la circonstance que ces conventions ont été intégrées, avec rang de loi, dans l’ordre juridique interne de l’État membre concerné ». Le statut d’un acte en droit interne est sans pertinence pour sa qualification au regard du droit de l’Union, préservant ainsi la primauté et l’uniformité de ce dernier. La solution assure une sécurité juridique en évitant que le champ d’application du règlement ne varie d’un État membre à l’autre.

II. LA PORTÉE D’UNE SOLUTION PROTECTRICE DE LA COHÉRENCE DU SYSTÈME COMMUNAUTAIRE

En refusant d’étendre le champ d’application du règlement, la Cour de justice adopte une solution qui garantit la cohérence du système de coordination (A), mais qui révèle dans le même temps une limite dans la protection accordée aux travailleurs migrants ayant des carrières mixtes (B).

A. Une solution garante de la cohérence du système de coordination

La décision commentée a une valeur certaine en ce qu’elle préserve l’intégrité du système de coordination mis en place par le règlement n° 1408/71. En refusant d’y intégrer des conventions bilatérales conclues avec des pays tiers, la Cour évite d’imposer aux États membres des obligations qu’ils n’ont pas contractées au niveau communautaire. Une solution contraire aurait conduit à une extension incontrôlée du champ d’application du règlement, le rendant potentiellement applicable à une multitude de conventions hétérogènes dont le contenu n’a pas été négocié dans le cadre de l’Union.

Cette interprétation restrictive assure que le règlement demeure un instrument de coordination des seuls régimes de sécurité sociale des États membres. Elle empêche que le principe d’égalité de traitement ne devienne un moyen d’exporter les droits contenus dans des accords bilatéraux à l’ensemble des ressortissants communautaires, ce qui perturberait l’équilibre des relations conventionnelles de chaque État membre avec les pays tiers. La solution est donc orthodoxe et logique, car elle maintient le système communautaire dans les limites que lui a assignées le législateur.

B. Une lacune dans la protection des droits des travailleurs migrants

Si la décision est juridiquement fondée, sa portée pratique met en évidence une lacune dans la protection des travailleurs qui exercent leur droit à la libre circulation. En l’espèce, la requérante se trouve dans une situation où elle ne peut obtenir la totalisation de ses périodes d’assurance, ni en vertu du droit national seul, ni par l’effet du droit communautaire. Sa carrière, partagée entre un État membre et un État tiers, la place dans un vide juridique que le règlement n° 1408/71 ne vient pas combler.

L’arrêt illustre ainsi les limites de la coordination communautaire en matière de sécurité sociale, qui ne couvre pas les relations avec les pays tiers de manière systématique. Il en résulte une inégalité de traitement de fait entre les travailleurs dont la carrière s’est entièrement déroulée au sein de l’Union et ceux dont le parcours inclut des périodes d’activité dans des États tiers. Bien que la décision soit conforme à la lettre et à l’esprit du règlement, elle souligne l’incomplétude du système de protection sociale des migrants et invite à une réflexion sur le développement de la dimension externe de la politique sociale de l’Union.

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