Par un arrêt du 2 décembre 1993, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la portée du principe de non-discrimination en matière d’emploi, en application de l’article 48, paragraphe 2, du traité CEE. La question préjudicielle, posée par des juridictions italiennes, portait sur la compatibilité avec le droit communautaire d’une législation nationale imposant une durée limitée aux contrats de travail d’une catégorie spécifique d’enseignants.
En l’espèce, des lecteurs de langue étrangère, majoritairement ressortissants d’autres États membres, s’étaient vu appliquer des contrats de travail d’une durée d’un an, renouvelables annuellement pour une période maximale de cinq ans, conformément à une disposition du droit italien. Ces lecteurs contestaient la limitation de la durée de leur contrat, arguant qu’elle constituait une discrimination au regard des autres travailleurs nationaux qui, en règle générale, bénéficiaient de contrats à durée indéterminée. Un premier arrêt de la Cour, rendu en 1989, avait déjà jugé contraire au traité CEE l’imposition d’une limite à la durée totale de la relation de travail pour ces mêmes lecteurs. Cependant, des divergences d’interprétation de cet arrêt par les juridictions italiennes, notamment sur la question de la validité de la clause de renouvellement annuel, ont conduit le Pretore di Venezia et le Pretore di Parma à saisir de nouveau la Cour à titre préjudiciel. Le litige mettait donc en opposition les prétentions des lecteurs à la stabilité de l’emploi et la position des universités appliquant la législation nationale.
Il était ainsi demandé à la Cour de justice de déterminer si l’article 48, paragraphe 2, du traité CEE s’oppose à une réglementation nationale qui limite systématiquement à une année, avec possibilité de renouvellement, la durée des contrats de travail des lecteurs de langue étrangère, alors qu’une telle restriction n’existe pas pour les autres catégories de travailleurs.
La Cour répond par l’affirmative, jugeant que le principe d’égalité de traitement prohibe une telle mesure. Elle énonce que cette réglementation, bien qu’indistinctement applicable, instaure une discrimination indirecte fondée sur la nationalité, dans la mesure où elle affecte majoritairement des ressortissants d’autres États membres. De plus, elle estime que cette restriction n’est pas justifiée par des exigences objectives et qu’elle est disproportionnée par rapport à l’objectif de bonne gestion administrative invoqué par le gouvernement.
Cette décision consolide la protection des travailleurs migrants contre les discriminations dissimulées en précisant les conditions de recours aux contrats à durée déterminée (I), tout en renforçant l’application du droit commun du travail comme garantie fondamentale de l’égalité de traitement (II).
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**I. La caractérisation d’une discrimination indirecte dans la précarisation de l’emploi**
La Cour de justice réaffirme avec force sa jurisprudence sur les discriminations indirectes en l’appliquant à une mesure nationale qui fragilise la situation professionnelle d’une catégorie de travailleurs majoritairement étrangers. Elle identifie d’abord une discrimination fondée sur un critère en apparence neutre (A), avant de rejeter les justifications avancées par l’État membre en les soumettant à un contrôle de proportionnalité strict (B).
**A. L’identification d’une discrimination par ses effets**
L’analyse de la Cour repose sur une approche matérielle de la discrimination, fidèle à sa jurisprudence constante. Elle rappelle que le principe d’égalité de traitement « prohibe non seulement les discriminations ostensibles, fondées sur la nationalité, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat ». La Cour ne s’arrête donc pas à la lettre de la loi italienne, laquelle ne mentionne pas la nationalité, mais en examine les conséquences concrètes.
Le facteur décisif réside dans la composition de la catégorie professionnelle concernée. La Cour relève, en se fondant sur les données statistiques fournies, que « seuls 25 % des lecteurs de langue étrangère ont la citoyenneté italienne ». Dès lors, une mesure qui s’applique spécifiquement aux lecteurs de langue étrangère, même si elle concerne également les nationaux, pèse en réalité de manière prépondérante sur les travailleurs issus des autres États membres. C’est cette disproportion dans les effets de la mesure qui permet de la qualifier de discrimination indirecte. L’interdiction de la prorogation des contrats au-delà d’une année universitaire, tout comme la limite maximale de renouvellement examinée dans l’arrêt de 1989, vise donc « essentiellement des travailleurs ressortissants d’autres États membres », ce qui la rend suspecte au regard de l’article 48 du traité.
**B. Le rejet de la justification par un contrôle de proportionnalité**
Une fois la discrimination indirecte établie, il appartient à l’État membre de prouver que la mesure est objectivement justifiée, appropriée et nécessaire pour atteindre un but légitime. Le gouvernement italien invoquait des nécessités de bonne gestion universitaire, soutenant que la flexibilité offerte par des contrats annuels était indispensable pour adapter le nombre de lecteurs aux besoins de l’enseignement et aux ressources budgétaires.
La Cour ne conteste pas la légitimité de l’objectif de bonne gestion. Cependant, elle soumet les moyens employés à un contrôle de proportionnalité rigoureux. Elle juge que si le recours à des contrats à durée déterminée peut être justifié pour des besoins d’enseignement ponctuels, il ne saurait être systématisé pour des besoins permanents. Or, l’enseignement de certaines langues correspond à « des besoins constants de l’enseignement », pour lesquels la précarité n’est pas justifiée. La Cour estime qu’il existe des mesures moins restrictives pour la libre circulation des travailleurs. En effet, pour adapter les effectifs aux nouvelles conditions, l’administration universitaire pourrait recourir au licenciement, qui constitue le mécanisme de droit commun. Cette alternative, bien que soumise à des formalités comme le préavis, « aurait des effets moins restrictifs sur la libre circulation des travailleurs que la mesure litigieuse ». En imposant une précarité systématique là où le droit commun offre des solutions adaptées, la législation nationale va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre son objectif.
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**II. L’affirmation du droit à la stabilité de l’emploi comme corollaire de l’égalité de traitement**
Au-delà de la simple censure d’une mesure discriminatoire, la Cour confère une portée significative à sa décision en liant l’égalité de traitement à une protection effective des conditions de travail. Elle consacre ainsi un droit à la stabilité pour les besoins durables (A) et érige le droit commun du travail en rempart contre les régimes dérogatoires injustifiés (B).
**A. La consécration d’un droit à un contrat stable pour des besoins permanents**
L’apport essentiel de l’arrêt réside dans la distinction qu’il opère entre les besoins temporaires et les besoins constants de l’employeur. La Cour admet que le droit communautaire ne s’oppose pas à la conclusion de contrats à durée déterminée « lorsque, au moment de l’engagement, il apparaît que les besoins de l’enseignement ne dépassent pas une telle durée ». Cette précision légitime le recours à la flexibilité lorsque les circonstances l’exigent objectivement.
En revanche, la Cour innove en affirmant que « les contrats qui sont censés répondre à des besoins constants de l’enseignement, comme c’est le cas des langues dont l’étude est obligatoire ou des langues notoirement plus demandées, doivent être conclus pour une durée indéterminée ». Cette solution pragmatique ancre la nature du contrat de travail dans la réalité des fonctions exercées, et non dans une qualification juridique artificielle. La limitation annuelle des contrats est non seulement disproportionnée, mais elle crée également « un facteur d’insécurité quant au maintien de la relation de travail » et se révèle « de nature à permettre des abus de la part de l’administration nationale », comme une pression à la baisse sur les rémunérations lors du renouvellement. La stabilité contractuelle devient ainsi un outil de protection contre l’arbitraire et une garantie d’une intégration réelle du travailleur migrant.
**B. La primauté du droit commun du travail sur les régimes d’exception**
En sanctionnant le régime spécifique appliqué aux lecteurs de langue étrangère, la Cour affirme un principe plus large : les travailleurs migrants doivent, sauf justification objective et proportionnée, bénéficier des mêmes protections que l’ensemble des autres travailleurs. Le droit commun du travail, avec ses garanties en matière de stabilité de l’emploi et de procédure de licenciement, constitue le standard de référence.
La décision étend la protection conférée par l’arrêt de 1989. Alors que ce dernier se concentrait sur la durée maximale de la relation de travail, le présent arrêt s’attaque à la précarité inhérente au renouvellement annuel. Il ferme ainsi une brèche qui permettait de maintenir une insécurité juridique pour les travailleurs concernés. La portée de cet arrêt est donc considérable : il signifie que les États membres ne peuvent créer des statuts dérogatoires et précaires pour des catégories professionnelles où les travailleurs migrants sont surreprésentés, sous prétexte de convenances administratives. Le principe d’égalité de traitement, tel qu’interprété ici, impose l’application du régime général de droit du travail comme principale garantie contre les discriminations dissimulées, assurant une application effective de la libre circulation des personnes au sein de l’Union.