Par un arrêt du 2 juillet 1996, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur la portée de l’exception d’administration publique en matière de libre circulation des travailleurs. En l’espèce, la législation d’un État membre imposait une condition de nationalité pour l’accès à la quasi-totalité des emplois dans plusieurs secteurs publics, notamment la recherche, l’enseignement, la santé et les transports. Saisie par la Commission dans le cadre d’un recours en manquement, la Cour était invitée à constater que cette exigence générale et indifférenciée méconnaissait les obligations découlant de l’article 48 du traité CEE. L’État membre mis en cause soutenait la conformité de sa législation au droit communautaire, arguant notamment d’une conception institutionnelle de l’emploi public et de la nécessité de préserver son identité nationale. La question de droit posée à la Cour consistait donc à déterminer si la dérogation au principe de libre circulation des travailleurs, applicable aux emplois dans l’administration publique, autorise un État membre à réserver l’accès à l’ensemble des postes de secteurs entiers de sa fonction publique à ses seuls nationaux. La Cour de justice répond par la négative, jugeant qu’un État membre manque à ses obligations en n’opérant pas une distinction entre les emplois qui comportent une participation à l’exercice de la puissance publique et ceux qui en sont dépourvus. Elle estime que l’exception doit être interprétée de manière restrictive et fonctionnelle, et non organique.
La Cour de justice consacre une interprétation fonctionnelle et restrictive de l’exception d’administration publique (I), ce qui conduit à réaffirmer l’autonomie et la primauté du droit communautaire en matière de libre circulation (II).
I. La consécration d’une interprétation fonctionnelle et restrictive de l’exception de l’administration publique
La Cour de justice rejette une nouvelle fois la conception organique de la notion d’emploi public (A) avant d’appliquer ce critère fonctionnel à des secteurs d’activité entiers (B).
A. Le rejet d’une conception organique de la notion d’emploi public
L’État membre défendeur soutenait une interprétation « institutionnelle » de l’article 48, paragraphe 4, du traité, selon laquelle tous les emplois appartenant formellement à une administration publique nationale devraient bénéficier de l’exception. Cette approche aboutirait à laisser à la discrétion des États membres la définition du champ d’application d’une dérogation au droit communautaire. La Cour de justice écarte fermement cet argument en rappelant sa jurisprudence constante. Elle affirme que la notion d’administration publique « ne saurait dès lors être laissée à la totale discrétion des États membres ». Une telle latitude porterait atteinte à l’uniformité et à l’efficacité du droit communautaire.
Pour déterminer si un emploi relève de la dérogation, il convient de s’attacher à la nature des tâches qu’il implique. La Cour réitère son critère fonctionnel, forgé près de vingt ans plus tôt, en précisant que l’exception ne vise que les emplois qui « comportent une participation, directe ou indirecte, à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’État ou des autres collectivités publiques ». Ce critère matériel permet de limiter la dérogation aux seules activités qui sont caractéristiques de la souveraineté étatique. En conséquence, les emplois de pure exécution, ou ceux de nature technique ou manuelle, ne sauraient être réservés aux nationaux au seul motif qu’ils relèvent de l’État ou d’organismes de droit public.
B. L’application du critère fonctionnel à des secteurs d’activité entiers
L’État membre contestait l’approche globale de la Commission qui visait des secteurs entiers, sans analyse préalable de chaque poste. Il plaidait pour un examen au cas par cas, ce qui aurait rendu l’action de la Commission particulièrement difficile. La Cour valide cependant la démarche de la Commission, estimant que la généralité des emplois dans les secteurs visés, tels que la santé ou les transports, « sont éloignés des activités spécifiques de l’administration publique ». Dès lors, la circonstance que quelques postes pourraient relever de l’exception ne saurait justifier une interdiction générale pour l’ensemble d’un secteur.
Concernant plus spécifiquement le secteur de l’enseignement, la Cour rejette l’argument tiré de la sauvegarde de l’identité nationale. Tout en reconnaissant la légitimité de cet objectif, elle considère qu’il peut être « utilement préservé par d’autres moyens que l’exclusion, à titre général, des ressortissants des autres États membres ». Elle souligne en effet que les candidats, quelle que soit leur nationalité, doivent satisfaire à l’ensemble des conditions de recrutement, notamment en matière de formation, d’expérience et de connaissances linguistiques. Ces exigences constituent des garanties suffisantes pour préserver les spécificités d’un système éducatif national sans pour autant enfreindre l’un des principes fondamentaux du traité.
II. La réaffirmation de l’autonomie et de la primauté du droit communautaire en matière de libre circulation
La solution retenue par la Cour de justice conduit à écarter les normes et spécificités nationales invoquées par l’État défendeur (A) et confère à la décision une portée considérable dans la systématisation du contentieux du manquement (B).
A. L’inopposabilité des normes et spécificités nationales
L’État membre invoquait plusieurs arguments pour justifier sa législation, lesquels ont été successivement rejetés par la Cour. Il se prévalait en premier lieu de sa propre constitution, qui réservait les emplois civils et militaires à ses nationaux. La Cour rappelle sans surprise un principe cardinal de l’ordre juridique communautaire : « le recours à des dispositions d’ordre juridique interne afin de limiter la portée des dispositions du droit communautaire […] ne saurait dès lors être admis ». L’unité et l’efficacité du droit de l’Union s’opposent à ce qu’une norme nationale, fût-elle constitutionnelle, puisse faire échec à l’application d’une disposition du traité.
De même, la Cour écarte l’argument tiré de la situation démographique particulière de l’État membre. Bien qu’un protocole annexé au traité permette de tenir compte de cette spécificité, cette faculté ne saurait autoriser un État à « exclure unilatéralement les travailleurs d’autres États membres de secteurs entiers de l’activité professionnelle ». Enfin, les arguments fondés sur des conventions internationales antérieures ou parallèles, telles que la Convention européenne d’établissement ou le traité Benelux, sont également jugés inopérants dans les relations intracommunautaires, réaffirmant ainsi l’autonomie du droit de l’Union par rapport aux autres ordres juridiques internationaux.
B. La portée de l’arrêt dans la systématisation du contentieux du manquement
Cette décision s’inscrit dans le cadre d’une « action systématique » initiée par la Commission en 1988 pour ouvrir les emplois publics des États membres. En validant l’approche de la Commission consistant à viser des secteurs entiers, la Cour lui donne les moyens de lutter efficacement contre les restrictions généralisées à la libre circulation. Elle évite ainsi que la Commission ne soit contrainte de multiplier les procédures individuelles, poste par poste, ce qui aurait vidé son action de toute portée pratique. La solution renverse en réalité la charge de la preuve, obligeant désormais les administrations nationales à justifier précisément en quoi un emploi spécifique doit être réservé à un national.
La Cour fait également preuve de pragmatisme en rejetant l’exception d’irrecevabilité soulevée par l’État membre, qui jugeait insuffisant le délai de quatre mois accordé pour se conformer à l’avis motivé. La Cour estime le délai raisonnable en tenant compte de « l’ensemble des circonstances qui caractérisent la situation d’espèce », notamment le fait que l’État avait été informé de la position de la Commission plusieurs années auparavant et n’avait jamais manifesté l’intention de modifier sa législation. Cette appréciation souple garantit l’effectivité de la procédure précontentieuse et empêche les manœuvres dilatoires de paralyser la constatation d’un manquement.