Par un arrêt en date du 2 février 1994, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la portée du principe de non-discrimination en matière de sécurité sociale, tel que prévu par l’accord de coopération conclu entre la Communauté économique européenne et le royaume du Maroc. En l’espèce, un ressortissant marocain, né et résidant sur le territoire d’un État membre, s’était vu refuser le bénéfice d’une allocation pour handicapés au motif qu’il ne possédait pas la nationalité de cet État, alors même qu’il y avait travaillé avant d’être victime d’un accident du travail. Saisi du litige, le tribunal du travail de Bruxelles a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour deux questions préjudicielles. La juridiction de renvoi cherchait à savoir, d’une part, si une allocation pour handicapés relevait du champ d’application de l’article 41, paragraphe 1, de l’accord de coopération et, d’autre part, si cette disposition pouvait être directement invoquée en droit interne. Le requérant au principal soutenait que la disposition conventionnelle interdisait toute discrimination fondée sur la nationalité et que l’allocation demandée constituait bien une prestation de sécurité sociale au sens de l’accord. L’État membre défendeur contestait cette analyse, arguant que l’allocation relevait de l’assistance sociale et non de la sécurité sociale, la sortant ainsi du champ d’application de l’accord. La question de droit posée à la Cour consistait donc à déterminer si l’article 41, paragraphe 1, de l’accord de coopération CEE-Maroc doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un État membre refuse l’octroi d’une allocation pour handicapés à un travailleur marocain victime d’un accident du travail sur son territoire, au seul motif de sa nationalité. La Cour répond par l’affirmative, jugeant que la disposition en cause est d’effet direct et que, dans les circonstances de l’espèce, l’allocation litigieuse entre bien dans le champ de la sécurité sociale couvert par l’accord.
La solution de la Cour s’articule en deux temps, confirmant d’abord l’invocabilité directe du principe de non-discrimination (I), pour ensuite consacrer une interprétation extensive de son champ d’application (II).
I. La confirmation de l’effet direct du principe de non-discrimination
La Cour de justice réaffirme avec force la capacité pour les justiciables de se prévaloir de l’article 41, paragraphe 1, de l’accord devant les juridictions nationales. Pour ce faire, elle rappelle que la disposition énonce une obligation claire, précise et inconditionnelle (A), tout en refusant fermement de remettre en cause sa jurisprudence antérieure (B).
A. Une obligation claire, précise et inconditionnelle
La Cour fonde l’effet direct de l’article 41, paragraphe 1, sur la nature même de la norme qu’il contient. Elle juge que cette disposition « consacre, dans des termes clairs, précis et inconditionnels, l’interdiction de discriminer en raison de la nationalité ». Cette analyse s’inscrit dans la lignée de sa jurisprudence classique, selon laquelle une disposition d’un accord international peut produire des effets directs lorsqu’elle n’appelle aucune mesure complémentaire pour son application. En l’espèce, le principe d’égalité de traitement en matière de sécurité sociale est énoncé sans ambiguïté et ne dépend pas de l’adoption d’actes ultérieurs pour produire ses effets, à l’exception des questions spécifiques visées par les autres paragraphes de l’article 41. La Cour estime donc que la norme se suffit à elle-même pour conférer des droits aux particuliers. Cette approche garantit une protection juridique effective aux travailleurs marocains, en leur permettant de contester directement toute mesure nationale qui serait contraire au principe d’égalité de traitement.
En plus de réaffirmer ce principe, la Cour a saisi l’occasion pour en consolider la force en écartant toute tentative de révision.
B. Le rejet d’une révision jurisprudentielle
Dans ses motifs, la Cour prend soin de mentionner qu’un gouvernement national avait expressément demandé une reconsidération de la jurisprudence établie par l’arrêt *Kziber* du 31 janvier 1991, qui avait pour la première fois reconnu l’effet direct de l’article 41, paragraphe 1. La réponse de la Cour est sans équivoque : elle souligne que les observations présentées n’apportent « aucun nouvel élément d’appréciation susceptible de conduire la Cour à revenir sur sa position ». Ce refus de revoir sa jurisprudence est significatif. Il témoigne de la volonté de la Cour d’assurer la stabilité et la sécurité juridique dans l’interprétation des accords internationaux. En confirmant sa solution antérieure, elle renforce l’autorité de l’accord de coopération et ancre durablement le principe de non-discrimination dans l’ordre juridique des États membres, le rendant opposable à toute législation nationale contraire.
Après avoir établi la justiciabilité de la norme, la Cour s’est attachée à en définir le champ d’application, tant personnel que matériel, de manière extensive.
II. L’interprétation extensive du champ d’application de l’accord
La Cour de justice adopte une définition large des notions clés de l’article 41, en appliquant une méthode d’interprétation par analogie avec le droit communautaire interne. Elle retient ainsi une conception large de la qualité de travailleur (A), ce qui la conduit logiquement à assimiler l’allocation pour handicapés à une prestation de sécurité sociale (B).
A. Une conception large de la qualité de travailleur
Pour déterminer si le requérant au principal entrait dans le champ d’application personnel de l’accord, la Cour devait définir la notion de « travailleur ». Se référant à nouveau à sa jurisprudence *Kziber*, elle juge que ce terme « englobe à la fois les travailleurs actifs et ceux qui ont quitté le marché du travail après avoir été victimes d’un des risques donnant droit à des allocations au titre d’autres branches de la sécurité sociale ». En l’espèce, le requérant, bien que n’étant plus en activité, avait acquis la qualité de travailleur avant son accident du travail. C’est cet événement, un risque social couvert, qui a provoqué son inactivité. La Cour estime donc qu’il conserve la qualité de travailleur au sens de l’accord. Cette interprétation finaliste est essentielle, car elle garantit que la protection sociale ne cesse pas au moment précis où le besoin de cette protection se manifeste le plus. Une définition restrictive aurait vidé le principe de non-discrimination d’une grande partie de son utilité.
Cette approche finaliste se retrouve également dans la qualification de la prestation litigieuse.
B. L’assimilation de l’allocation pour handicapés à une prestation de sécurité sociale
La question la plus délicate était de savoir si une allocation pour handicapés, financée par des fonds publics et non soumise à des conditions de cotisation, relevait de la « sécurité sociale ». La Cour tranche en faveur de cette qualification en raisonnant par analogie avec le règlement n° 1408/71. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle des prestations de cette nature, bien que présentant un caractère mixte entre l’assistance sociale et l’assurance sociale, doivent être considérées comme des prestations d’invalidité, et donc de sécurité sociale, lorsqu’elles sont demandées par une personne ayant été intégrée au système de sécurité sociale de l’État membre par son activité professionnelle. La Cour distingue ainsi le cas d’un travailleur de celui d’une personne n’ayant jamais participé au marché du travail. Pour le premier, l’allocation vient compléter ou remplacer un revenu professionnel et se rattache donc au régime de sécurité sociale dont il relevait. En étendant cette logique à l’accord CEE-Maroc, la Cour assure une cohérence entre le traitement des travailleurs communautaires et celui des travailleurs marocains, conformément à l’objectif de coopération et d’égalité de traitement de l’accord.