Par un arrêt rendu en 1992 dans les affaires jointes C-106/90, C-317/90 et C-129/91, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’étendue des compétences respectives de la Commission et des États membres dans la gestion des contingents tarifaires communautaires pour la viande bovine congelée. Une société irlandaise, opérant dans l’importation de viande, s’est vue refuser par les autorités nationales une partie des quantités demandées au titre des contingents pour les années 1990 et 1991. Les autorités nationales estimaient que la preuve de son activité d’importation pour certaines années de référence n’était pas établie, attribuant ces importations à d’autres opérateurs. Se fondant sur les listes transmises par les autorités nationales, la Commission a adopté des règlements de répartition qui entérinaient cette exclusion. La société requérante a alors introduit plusieurs recours devant la Cour. Elle visait l’annulation des actes de la Commission et la réparation du préjudice subi.
La procédure a mis en lumière une divergence fondamentale sur la nature de la gestion communautaire des contingents. La requérante soutenait que la Commission, en tant que gestionnaire du contingent communautaire, avait l’obligation de vérifier l’exactitude des informations transmises par les États membres et de corriger les erreurs manifestes d’interprétation du droit communautaire. La Commission, de son côté, défendait une vision stricte de la répartition des compétences, où son rôle se limitait à agréger les données nationales sans pouvoir en contrôler la validité au fond. Le litige posait ainsi plusieurs questions de droit. Il s’agissait de déterminer si, dans le cadre d’un régime de gestion décentralisé, la Commission est tenue de contrôler la légalité des décisions des autorités nationales établissant les listes d’opérateurs éligibles. Il fallait également trancher la question du caractère impératif ou non du délai imparti aux États membres pour communiquer les quantités non utilisées. Enfin, la Cour était interrogée sur la légalité d’une mesure non prévue par les textes, à savoir l’exigence d’une garantie financière en cas de demandes concurrentes pour une même quantité de référence.
La Cour de justice a rejeté l’ensemble des recours. Elle a jugé que la réglementation instaurait une répartition des tâches où les autorités nationales étaient seules compétentes pour examiner les preuves et établir les listes d’importateurs, la Commission n’ayant ni l’obligation ni la possibilité de contrôler la régularité de ces listes. Elle a ensuite affirmé que le délai de communication des quantités inutilisées n’était pas impératif, la finalité étant d’assurer la pleine utilisation du contingent. Enfin, elle a validé le recours à une garantie financière comme une mesure de gestion raisonnable et proportionnée face à une situation de demandes concurrentes non envisagée par la réglementation.
I. L’affirmation d’une gestion décentralisée des contingents tarifaires
La Cour consacre une interprétation stricte de la répartition des compétences entre la Commission et les États membres (A), ce qui limite considérablement le pouvoir de contrôle de l’institution communautaire sur les décisions nationales (B).
A. Une stricte répartition des compétences entre la Commission et les États membres
L’arrêt définit avec rigueur les contours de la mission confiée à chaque niveau administratif. Le raisonnement de la Cour repose sur une lecture littérale des règlements pertinents, lesquels organisent un partage clair des responsabilités. Il revient aux autorités nationales de recevoir les demandes des opérateurs économiques, de vérifier les pièces justificatives attestant des importations passées et d’établir la liste des demandeurs éligibles avec les volumes correspondants. La Cour souligne que la mission de la Commission intervient dans un second temps et revêt un caractère essentiellement technique et centralisateur. Elle affirme que « la tâche de la Commission se limite à vérifier si un même demandeur ne figure pas sur plus d’une liste et à déterminer, au regard des quantités indiquées dans les différentes listes nationales et du total du contingent à répartir, la proportion dans laquelle il peut être fait droit par les autorités nationales aux demandes admises par elles ». Cette clarification confirme que la Commission ne détient pas un pouvoir de réexamen des dossiers individuels.
Cette stricte répartition des compétences emporte une conséquence logique sur l’étendue du contrôle que peut exercer l’institution communautaire.
B. La portée limitée du contrôle de la Commission sur les décisions nationales
La Cour rejette l’idée selon laquelle une gestion communautaire impliquerait nécessairement une centralisation du pouvoir décisionnel et de contrôle entre les mains de la Commission. Elle estime qu’une gestion décentralisée est compatible avec les objectifs du traité, pourvu que les règles soient uniformes et que les opérateurs puissent choisir librement l’État membre où ils déposent leur demande. La Cour écarte ainsi l’argument de la requérante qui voyait dans l’obligation de gestion de la Commission un devoir de surveillance active sur les actes des administrations nationales. Il est jugé que la Commission n’a « ni l’obligation ni d’ailleurs la possibilité de contrôler la régularité des listes ou informations qui lui sont communiquées ». La protection des droits des opérateurs est alors renvoyée à d’autres mécanismes juridiques. La Cour précise que le respect du droit communautaire peut être assuré « soit au moyen de la procédure en manquement prévue à l’article 169 du traité, soit dans le cadre de procédures judiciaires intentées devant les juridictions nationales ». Cette solution place le contentieux de l’éligibilité au niveau national, où le juge, au besoin par un renvoi préjudiciel, devient le gardien de l’application correcte des critères communautaires.
Si la Cour adopte une lecture stricte des compétences de gestion de la Commission, elle se montre en revanche plus pragmatique quant aux modalités visant à assurer l’efficacité du régime contingentaire.
II. Le pragmatisme de la Cour au service de l’efficacité du régime contingentaire
La Cour fait prévaloir l’objectif de pleine utilisation du contingent sur une application formaliste des délais (A) et valide une mesure conservatoire destinée à pallier le silence des textes face à une situation inédite (B).
A. La prévalence de l’objectif de pleine utilisation du contingent
Le second enseignement de l’arrêt concerne l’interprétation du délai fixé aux États membres pour notifier les quantités non utilisées. La requérante arguait de la forclusion pour contester une réattribution tardive de quantités, dont celles qu’elle revendiquait. La Cour écarte cet argument en se fondant sur la finalité de la réglementation. Elle relève que l’objectif de la réattribution est de « permettre la pleine utilisation du contingent annuel », un intérêt partagé par les opérateurs et les partenaires commerciaux de la Communauté. Dans cette perspective, le délai de notification ne peut être considéré comme impératif. La Cour juge que « le délai du 16 septembre 1990 n’est pas impératif et que son non-respect, par un État membre, ne dispense pas la Commission de son obligation de procéder, dans toute la mesure du possible, à une réattribution de toutes les quantités non utilisées ». Cette approche téléologique démontre une volonté de ne pas paralyser le système pour une simple irrégularité procédurale qui ne lèse en soi aucun droit.
Dans le même esprit de pragmatisme, la Cour admet une solution prétorienne pour gérer un conflit de demandes.
B. La validation d’une mesure de gestion conservatoire face au silence réglementaire
La dernière question traitée par la Cour concernait la légalité de l’exigence d’une garantie financière imposée à des opérateurs se disputant les mêmes quantités de référence. Cette situation n’était pas prévue par les règlements, qui ne visaient que l’hypothèse d’un même opérateur présentant des demandes dans plusieurs États. Face à ce vide juridique, la Commission avait imposé une garantie pour délivrer les certificats, le temps que le véritable titulaire du droit soit identifié. La Cour valide cette initiative. Elle constate que la Commission ne pouvait ni écarter purement et simplement les demandes, ni attribuer deux fois les mêmes quantités de référence sans léser les autres opérateurs. Par conséquent, « il n’apparaît pas déraisonnable que, afin d’éviter que des importations ne soient réalisées deux fois sur la base des mêmes quantités de référence, la Commission ait institué le système de garantie ». La Cour juge également le montant de la garantie, indexé sur le prélèvement à l’importation, comme étant raisonnable. Cette solution illustre la reconnaissance d’un pouvoir d’adaptation de la Commission dans sa gestion, lui permettant de prendre des mesures conservatoires proportionnées pour assurer le bon fonctionnement du marché.