Arrêt de la Cour du 20 mars 1984. – C. Razzouk et A. Beydoun contre Commission des Communautés européennes. – Fonctionnaires – Égalité entre fonctionnaires de sexe féminin et fonctionnaires de sexe masculin – Pension de veuf. – Affaires jointes 75 et 117/82.

Par un arrêt du 20 février 1984, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la compatibilité des dispositions du statut des fonctionnaires relatives aux pensions de survie avec le principe d’égalité de traitement entre les sexes. En l’espèce, les veufs de deux anciennes fonctionnaires de la Commission des Communautés européennes avaient sollicité l’octroi d’une pension de survie. L’un d’eux avait formulé sa demande le 16 juillet 1980, tandis que l’autre avait présenté la sienne le 3 avril 1981.

La Commission rejeta implicitement puis explicitement ces deux demandes au motif que le statut des fonctionnaires ne prévoyait le droit à une pension pour le veuf d’une fonctionnaire que sous des conditions restrictives qui n’étaient pas remplies. Les intéressés saisirent alors la Cour de justice de recours visant à l’annulation des décisions de rejet et à la reconnaissance de leur droit à une pension de survie dans les mêmes conditions que celles applicables aux veuves de fonctionnaires. La Commission souleva une exception d’irrecevabilité à l’encontre du premier recours, arguant de la tardiveté de la réclamation administrative préalable, et contesta la recevabilité de la demande subsidiaire du second requérant.

La question de droit posée à la Cour était double. Sur le plan procédural, il s’agissait de déterminer si une décision explicite de rejet, intervenue après l’expiration du délai de quatre mois valant rejet implicite, pouvait rouvrir le délai de réclamation. Sur le fond, la Cour était appelée à décider si les dispositions du statut des fonctionnaires, en établissant un régime de pension de survie différent pour les veufs et les veuves, violaient le principe fondamental d’égalité de traitement.

À la question procédurale, la Cour répond par la négative, jugeant que les délais de recours sont d’ordre public et ne peuvent être rouverts par une décision explicite tardive confirmant un rejet implicite. En revanche, elle déclare le recours fondé sur le fond. La Cour juge que les dispositions statutaires litigieuses sont contraires au principe d’égalité, qui constitue un droit fondamental. Par conséquent, elle annule la décision de refus et enjoint à la Commission de réexaminer la demande en appliquant par analogie le régime prévu pour les veuves, celui-ci demeurant le seul système de référence valable.

La solution de la Cour, si elle confirme une approche rigoureuse des délais de procédure (I), n’en consacre pas moins avec force la primauté d’un droit fondamental sur des dispositions de droit dérivé jugées discriminatoires (II).

I. LA DOUBLE EXIGENCE DE LA PROCÉDURE CONTENTIEUSE : RIGUEUR DES DÉLAIS ET SOUPLESSE DE L’OBJET DE LA DEMANDE

La Cour de justice clarifie les règles de recevabilité des recours de fonctionnaires, en distinguant nettement l’interprétation stricte des délais de procédure (A) de l’appréciation plus souple de l’objet de la réclamation (B).

**A. L’irrecevabilité du recours tardif comme un rappel à l’ordre procédural**

La Cour rejette le recours de l’un des requérants comme étant irrecevable, car la réclamation administrative préalable n’a pas été introduite dans les délais prescrits par le statut. Sa demande initiale, datée du 16 juillet 1980, était restée sans réponse. Conformément à l’article 90, paragraphe 1, du statut, ce silence a fait naître une décision implicite de rejet quatre mois plus tard, soit le 16 novembre 1980. Le requérant disposait alors d’un délai de trois mois pour introduire une réclamation, soit jusqu’au 17 février 1981.

Or, ce n’est qu’à la suite d’une décision explicite de rejet du 12 août 1981 que l’intéressé a formé sa réclamation le 9 septembre 1981. La Cour refuse de considérer que les entretiens ou la correspondance échangée avec l’administration, ou même la décision explicite ultérieure, aient pu proroger ou rouvrir le délai de réclamation. Elle affirme avec force que « les délais prévus par ces articles sont d’ordre public et ne constituent pas un moyen à la discrétion des parties ou du juge ». Cette position constante garantit la sécurité juridique et contraint les justiciables à une vigilance procédurale, en les empêchant de se prévaloir de la diligence de l’administration pour pallier leur propre inaction.

**B. L’admission de la demande subsidiaire comme une conception extensive du lien d’instance**

Alors qu’elle fait preuve d’une grande rigueur sur le respect des délais, la Cour adopte une posture plus souple quant au contenu de la demande. La Commission contestait en effet la recevabilité de la demande subsidiaire de l’autre requérant, visant au remboursement des contributions versées par son épouse au régime de pension, au motif que cette demande était nouvelle et n’avait pas fait l’objet de la réclamation préalable.

La Cour écarte cet argument en rappelant sa jurisprudence selon laquelle la phase contentieuse ne doit pas être liée de manière rigoureuse et définitive par la réclamation administrative, « du moment que les demandes présentées à ce dernier stade ne modifient ni la cause ni l’objet de la réclamation ». Elle estime que la demande de remboursement des contributions ne constitue que la suite logique du refus d’accorder une pension de veuf. En effet, cette prétention découle directement de la même cause juridique, à savoir la contestation du traitement différencié, et en représente une conséquence financière alternative. Cette approche pragmatique évite un formalisme excessif qui obligerait le requérant à multiplier les procédures.

II. LA SANCTION D’UNE DISCRIMINATION STATUTAIRE AU NOM D’UN PRINCIPE FONDAMENTAL

Sur le fond, l’arrêt constitue une avancée significative en écartant l’application de dispositions statutaires pour incompatibilité avec un principe supérieur (A), obligeant ainsi l’administration à revoir sa position et le législateur à réformer le droit existant (B).

**A. La constatation d’une rupture d’égalité contraire à un droit fondamental**

La Cour constate que le statut des fonctionnaires institue « deux régimes de pensions de survie fondamentalement différents, selon que le fonctionnaire décédé était du sexe masculin ou du sexe féminin ». Le droit à pension de la veuve est quasi automatique et calculé sur une base plus favorable que celui du veuf, lequel est soumis à des conditions de ressources et d’incapacité de travail particulièrement strictes.

Face à cette différence de traitement, la Cour juge qu’elle viole le principe d’égalité des sexes. Elle ne se contente pas de viser l’article 119 du traité CEE, mais élève ce principe au rang de « droits fondamentaux dont elle a pour mission d’assurer le respect ». Ce faisant, elle confirme que l’application de ce principe dans les relations entre les institutions et leurs agents n’est pas limitée aux seules dispositions expresses du traité ou des directives, mais relève d’une exigence supérieure inhérente à l’ordre juridique communautaire. La Cour affirme ainsi son rôle de gardienne des droits fondamentaux, y compris à l’encontre des actes pris par le législateur communautaire lui-même, tel le statut des fonctionnaires.

**B. L’inapplication de la norme inférieure et l’obligation de réexamen**

Tirant les conséquences de cette violation, la Cour de justice ne se limite pas à une simple déclaration de principe. Elle déclare les dispositions statutaires discriminatoires « inapplicables pour autant qu’elles traitent les conjoints survivants des fonctionnaires de manière inégale selon le sexe de ces personnes ». En conséquence, la décision de la Commission, fondée sur ces textes, est annulée.

Cette inapplication crée un vide juridique partiel. La Cour le comble de manière pragmatique en attendant une intervention du législateur, qu’elle appelle de ses vœux. Elle ordonne à la Commission de réexaminer la demande du requérant « en appliquant les dispositions statutaires relatives à la pension de veuve qui restent, à l’heure actuelle, le seul système de référence valable ». Cette solution assure l’effectivité du droit à l’égalité en étendant provisoirement le régime le plus favorable, seule alternative à un déni de justice. L’arrêt acquiert ainsi une portée considérable, non seulement en réglant le cas d’espèce mais aussi en traçant la voie pour la résolution de toutes les situations similaires et en imposant une obligation de réforme au législateur communautaire.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture