Par un arrêt du 25 avril 1986, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur les conditions de recevabilité du recours en annulation formé par des personnes physiques ou morales. En l’espèce, la Commission des Communautés européennes avait adopté une décision, adressée à la République fédérale d’Allemagne, autorisant l’organisation d’une action de promotion de la vente de beurre sur le marché de Berlin-Ouest. Cette opération prévoyait la commercialisation de beurre de stock à un prix très réduit, affectant directement la compétitivité des produits concurrents. Plusieurs sociétés productrices de margarine, assurant une part importante de l’approvisionnement de ce marché, ont alors estimé que cette mesure portait atteinte à leurs intérêts économiques.
Ces entreprises ont engagé une double procédure. D’une part, elles ont introduit un recours en annulation contre la décision de la Commission sur le fondement de l’article 173, alinéa 2, du traité CEE. D’autre part, elles ont saisi les juridictions administratives allemandes afin de faire interdire à l’organisme national compétent de procéder à l’exécution de l’opération de vente. Dans ce cadre national, une demande de décision préjudicielle sur la validité de l’acte de la Commission a été transmise à la Cour de justice. Devant la Cour, les sociétés requérantes soutenaient être directement et individuellement concernées par la décision, tandis que la Commission en contestait la recevabilité. La question de droit posée à la Cour était donc de déterminer si des opérateurs économiques, affectés par une mesure d’organisation de marché adressée à un État membre, peuvent être considérés comme individuellement concernés par celle-ci au sens du traité. La Cour de justice a jugé le recours irrecevable, considérant que les sociétés requérantes n’étaient pas individualisées par la décision litigieuse.
La solution retenue par la Cour confirme une conception stricte de la condition tenant à l’affectation individuelle, privant de recours direct les opérateurs économiques qui ne sont pas spécifiquement visés par l’acte (I). En contrepartie, elle réaffirme le rôle essentiel des juridictions nationales dans le système de protection juridictionnelle, celles-ci constituant la voie de droit commune pour contester la validité des actes communautaires (II).
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I. L’application rigoureuse du critère de l’affectation individuelle
La Cour de justice rejette le recours en se fondant sur une interprétation constante de la notion de personne individuellement concernée, rappelant la nécessité d’une individualisation spécifique (A) et refusant de considérer la seule position concurrentielle sur un marché comme un facteur suffisant (B).
A. Le maintien de la formule jurisprudentielle classique
La Cour rappelle sa jurisprudence établie pour évaluer si un requérant est individuellement concerné par un acte dont il n’est pas le destinataire. Elle énonce que « des personnes physiques ou morales ne sont concernees individuellement par une decision adressee a un etat membre que si cette decision les atteint en raison de certaines qualites qui leur sont particulieres ou d’ une situation de fait qui les caracterise par rapport a toute autre personne et, de ce fait, les individualise d’ une maniere analogue a celle d’ un destinataire ». Cette approche exige que l’acte ait un impact juridique sur un cercle fermé et identifiable de sujets de droit, dont la situation était connue ou prévisible au moment de l’adoption de l’acte.
En l’espèce, les juges estiment que la décision relative à la vente de beurre n’identifie pas spécifiquement les producteurs de margarine. Bien que ces derniers soient économiquement affectés, ils ne font pas partie d’un groupe restreint et déterminé de personnes dont la situation juridique serait modifiée par la décision. La Cour constate que la mesure s’applique de manière générale et abstraite à une situation objective, sans viser les requérantes en raison de qualités qui leur seraient propres. L’analyse demeure donc attachée à la lettre du traité et à une jurisprudence soucieuse de limiter l’accès direct au juge communautaire.
B. L’insuffisance de la position sur le marché pour caractériser l’affectation individuelle
Les sociétés requérantes mettaient en avant leur position significative sur le marché de la margarine à Berlin-Ouest pour justifier de leur intérêt à agir. La Cour écarte cet argument en précisant que l’impact subi n’est qu’une conséquence factuelle de la mesure sur leur environnement concurrentiel. Elle juge que « si la decision attaquee affecte les requerantes, c’ est uniquement en raison des consequences factuelles qu’ elle a pour leur situation sur le marche ». Ainsi, les producteurs de margarine sont touchés de la même manière que tout autre opérateur présent ou futur sur ce marché.
Cette distinction entre l’effet juridique direct et les répercussions économiques indirectes est déterminante. La Cour refuse d’assimiler la qualité d’opérateur économique, même important, à une situation de fait particularisée qui distinguerait les requérantes de toute autre personne. En agissant ainsi, elle préserve une délimitation claire des conditions de recevabilité et évite une ouverture du prétoire qui transformerait le recours en annulation en une action ouverte à tout concurrent affecté par une mesure de politique économique. La situation de concurrence n’est donc pas, en elle-même, une qualité particulière au sens de la jurisprudence.
II. La garantie de la protection juridictionnelle par la voie préjudicielle
Face à l’irrecevabilité du recours direct, la Cour de justice souligne que le droit de l’Union offre une protection effective par l’intermédiaire des juridictions nationales (A), ce qui justifie de ne pas adopter une interprétation extensive des conditions d’accès à son prétoire (B).
A. La primauté du recours indirect pour le contrôle de validité
La Cour rejette l’argument des requérantes selon lequel une irrecevabilité de leur recours les priverait de toute protection juridictionnelle complète. Elle rappelle avec force l’existence du mécanisme de renvoi préjudiciel en appréciation de validité. Elle précise qu’« a l’ appui d’ un recours contre une mesure nationale d’ execution d’ un acte communautaire, le demandeur peut faire valoir l’ illegalite de cet acte communautaire et obliger ainsi la juridiction nationale a se prononcer sur l’ ensemble des griefs formules a ce titre, le cas echeant apres renvoi en appreciation de validite a la cour ». Ce faisant, le juge national devient le juge de droit commun du contentieux communautaire.
Cette voie de recours indirect garantit que tout justiciable peut contester la légalité d’un acte de l’Union qui lui est appliqué par une mesure nationale. Les sociétés requérantes avaient d’ailleurs utilisé cette possibilité en saisissant les tribunaux allemands. La Cour confirme ainsi que le système de contrôle de légalité est cohérent et complet, chaque juridiction y jouant un rôle défini et complémentaire. La protection des droits des justiciables est donc assurée, même en l’absence d’un accès direct au juge de l’Union.
B. Le refus d’une interprétation extensive des conditions de recevabilité
En conclusion de son raisonnement, la Cour se refuse à assouplir les critères de recevabilité de l’article 173, alinéa 2, du traité. Elle considère que la structure des voies de recours est un choix délibéré des auteurs du traité, qui repose sur une coopération entre les juridictions nationales et la Cour de justice. Le fait que le juge national conserve une marge d’appréciation quant aux questions à poser à titre préjudiciel ne constitue pas une lacune dans la protection juridictionnelle.
La Cour énonce en effet que « la circonstance que la juridiction nationale ait le pouvoir de determiner les questions qu’ elle soumettra a la cour est inherente au systeme des voies de recours voulu par le traite et ne constitue donc pas un argument de nature a justifier une interpretation extensive des conditions de recevabilite ». Cette affirmation réitère la confiance de la Cour dans les juridictions nationales pour assurer une application correcte du droit de l’Union. Elle confirme par ailleurs que le renvoi préjudiciel n’est pas un simple accessoire, mais un pilier fondamental de l’ordre juridique communautaire, dont l’efficacité ne saurait être remise en cause pour justifier un élargissement des conditions du recours en annulation.