Arrêt de la Cour du 21 mai 1987. – Union Deutsche Lebensmittelwerke GmbH et autres contre Commission des Communautés européennes. – Recours en annulation – « Beurre de Berlin ». – Affaire 97/85.

Par un arrêt en date du 25 février 1987, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions de recevabilité du recours en annulation formé par des personnes physiques ou morales à l’encontre d’une décision dont elles ne sont pas les destinataires. En l’espèce, la Commission des Communautés européennes avait adopté une décision adressée à la République fédérale d’Allemagne, autorisant l’organisation d’une action promotionnelle pour la vente de beurre à Berlin-Ouest. Cette opération consistait à mettre sur le marché des paquets de beurre de stock portant la mention « beurre CEE gratuit », vendus conjointement avec du beurre de marché à un prix réduit, affectant ainsi la situation concurrentielle des producteurs de produits substituables.

Des entreprises productrices de margarine, estimant que cette mesure affectait leur position sur le marché, ont saisi les juridictions allemandes pour en obtenir la suspension. Parallèlement à ces procédures nationales, au cours desquelles des questions préjudicielles ont été posées, ces mêmes entreprises ont introduit un recours en annulation directement devant la Cour de justice en vertu de l’article 173, alinéa 2, du traité CEE. Elles soutenaient que la décision les concernait directement et individuellement, notamment car le cercle des producteurs de margarine approvisionnant le marché berlinois était limité et connu.

La question de droit soumise à la Cour était donc de savoir si des opérateurs économiques, affectés dans leur situation concurrentielle par une décision adressée à un État membre, peuvent être considérés comme individuellement concernés par cet acte au sens de l’article 173, alinéa 2, du traité CEE.

La Cour de justice répond par la négative, en jugeant que la décision litigieuse ne concerne pas les requérantes individuellement. Elle estime que si l’acte les affecte, c’est « uniquement en raison des conséquences factuelles qu’elle a pour leur situation sur le marché » et non en raison de qualités particulières ou d’une situation de fait les caractérisant par rapport à toute autre personne. La Cour a ainsi jugé le recours irrecevable, confirmant une approche stricte de la condition d’affectation individuelle tout en la justifiant par la structure même des voies de droit prévues par le traité.

Il convient donc d’analyser la confirmation par la Cour d’une conception restrictive de la notion d’affectation individuelle (I), avant d’étudier la justification de cette position par la cohérence du système des voies de recours communautaires (II).

I. La confirmation d’une conception stricte de l’affectation individuelle

La Cour de justice, pour déclarer le recours irrecevable, s’appuie sur une interprétation jurisprudentielle constante du critère de l’affectation individuelle (A), qu’elle applique de manière rigoureuse à la situation d’opérateurs économiques en concurrence (B).

A. La réaffirmation d’un critère jurisprudentiel constant

La Cour rappelle sa jurisprudence bien établie, issue notamment de l’arrêt de principe du 15 juillet 1963, selon laquelle l’affectation individuelle est une condition exigeante. Pour qu’une personne physique ou morale soit considérée comme individuellement concernée par une décision dont elle n’est pas destinataire, il ne suffit pas que ses intérêts soient touchés. La Cour énonce que les requérants doivent être atteints par la décision « en raison de certaines qualités qui leur sont particulières ou d’une situation de fait qui les caractérise par rapport à toute autre personne et, de ce fait, les individualise d’une manière analogue a celle d’un destinataire ».

Cette formule implique que l’acte doit viser un cercle fermé de sujets de droit dont l’identité était déterminable au moment de l’adoption de l’acte. La simple appartenance à une catégorie générale et abstraite de personnes, définie en fonction d’une activité économique, ne suffit pas à conférer la qualité pour agir. Le raisonnement de la Cour vise à réserver le recours en annulation aux situations où l’acte, bien qu’ayant la forme d’une décision adressée à autrui, produit en réalité des effets juridiques spécifiques et ciblés sur le requérant.

B. L’application au cas d’une concurrence de marché

En l’espèce, la Cour applique ce critère à la situation des producteurs de margarine. Elle constate que la décision de la Commission n’affecte pas « un cercle fermé de personnes déterminées au moment de son adoption ». Les requérantes sont touchées en leur qualité objective d’opérateurs économiques présents sur un marché, une qualité susceptible d’être partagée par tout autre acteur qui déciderait d’entrer sur ce même marché. L’impact subi, bien que réel sur le plan économique, découle de leur position concurrentielle et non d’une caractéristique juridique qui leur serait propre.

La Cour souligne que les entreprises sont affectées « de la même manière que l’aurait été toute autre personne livrant de la margarine sur le marché de berlin (ouest) pendant le déroulement de l’opération ». Ainsi, la décision ne les individualise pas. La circonstance que le nombre de concurrents était de fait limité et identifiable ne modifie pas cette analyse, car la décision s’adressait potentiellement à une catégorie ouverte de personnes. Cette solution démontre que même une perturbation significative du marché ne suffit pas, à elle seule, à ouvrir le droit au recours en annulation pour les concurrents.

II. La justification par la cohérence du système des voies de recours

La Cour ne se limite pas à appliquer une solution stricte ; elle la justifie en la replaçant dans le cadre plus large de l’architecture juridictionnelle de l’Union. Elle met en avant l’existence d’une protection juridictionnelle par la voie du renvoi préjudiciel (A) pour refuser une interprétation extensive des conditions de recevabilité du recours direct (B).

A. La primauté du renvoi préjudiciel comme voie de contrôle

La Cour de justice rejette l’argument des requérantes selon lequel une interprétation stricte les priverait d’une protection juridictionnelle complète. Elle souligne qu’un justiciable, pour contester la légalité d’un acte de l’Union, dispose d’une autre voie de droit efficace. En effet, celui-ci peut contester devant les juridictions nationales les mesures d’exécution prises par les autorités de l’État membre. À cette occasion, il « peut faire valoir l’illégalité de cet acte communautaire et obliger ainsi la juridiction nationale à se prononcer sur l’ensemble des griefs formulés à ce titre, le cas échéant après renvoi en appréciation de validité à la Cour ».

Ce mécanisme de coopération entre les juges nationaux et la Cour de justice, fondé sur l’article 177 du traité CEE, est présenté comme la voie de droit commune pour le contrôle de la validité des actes de l’Union. La Cour rappelle ainsi que le système des traités a établi un système complet de voies de recours et de procédures destiné à assurer le contrôle de la légalité des actes des institutions, et qu’il n’y a pas lieu de déroger à ses conditions pour pallier une prétendue lacune.

B. Le refus d’une extension des conditions de recevabilité

En conséquence de la disponibilité du renvoi préjudiciel, la Cour refuse explicitement d’assouplir les conditions de l’article 173. Les requérantes faisaient valoir que la procédure de renvoi préjudiciel ne leur garantissait pas une protection absolue, la juridiction nationale restant maîtresse des questions à poser. La Cour écarte cet argument en affirmant que cette situation est une caractéristique fondamentale de l’ordre juridique de l’Union.

Elle énonce clairement que la faculté pour la juridiction nationale « de déterminer les questions qu’elle soumettra à la Cour est inhérente au système des voies de recours voulu par le traité et ne constitue donc pas un argument de nature à justifier une interprétation extensive des conditions de recevabilite ». Par cette affirmation, la Cour préserve l’économie générale du système juridictionnel et la répartition des compétences entre les juridictions. La portée de l’arrêt est donc de consolider l’architecture judiciaire des traités, en confirmant que le recours en annulation pour les particuliers non destinataires de l’acte est une voie d’exception, dont les conditions strictes ne sauraient être aménagées au gré des circonstances.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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