Par un arrêt du 2 octobre 1991, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur la validité d’une décision de la Commission refusant l’importation en franchise de droits de douane d’un appareil scientifique.
Une université avait importé un microscope électronique destiné à des projets de recherche spécifiques. Les autorités douanières nationales, après avoir initialement accordé la franchise des droits de douane, sont revenues sur leur décision et ont réclamé le paiement de ces droits. Saisie par l’administration nationale, la Commission a adopté une décision constatant que l’appareil en cause ne pouvait bénéficier de la franchise, au motif qu’un instrument de valeur scientifique équivalente était fabriqué au sein de la Communauté.
L’université importatrice a contesté le rejet de sa demande de franchise devant les juridictions nationales. La juridiction de renvoi, saisie en dernière instance, a alors décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour une question préjudicielle portant sur la validité de la décision de la Commission. La juridiction nationale s’interrogeait notamment sur la portée du contrôle juridictionnel exercé sur les décisions de la Commission qui reposent sur des évaluations techniques complexes, la jurisprudence antérieure semblant limiter ce contrôle à la détection d’une erreur manifeste d’appréciation ou d’un détournement de pouvoir. Il était ainsi demandé à la Cour si une décision de la Commission, prise dans l’exercice d’un pouvoir d’appréciation technique, peut être considérée comme valide lorsque les garanties procédurales fondamentales n’ont pas été respectées au cours de son élaboration. À cette question, la Cour répond par la négative et déclare la décision de la Commission invalide, en se fondant sur la violation de plusieurs garanties essentielles de la procédure administrative.
Cette décision affirme avec force que l’existence d’un pouvoir d’appréciation technique ne soustrait pas l’administration communautaire au respect des garanties procédurales fondamentales (I), ce qui conduit à un renforcement significatif du contrôle exercé par le juge sur de tels actes (II).
I. L’affirmation des garanties procédurales comme condition de légalité de l’acte administratif
La Cour conditionne la validité de la décision de la Commission au respect scrupuleux de l’obligation d’instruire le dossier avec diligence (A) ainsi qu’au respect du droit de l’administré de faire valoir son point de vue (B).
A. La réévaluation de l’obligation de diligence de la Commission dans l’instruction technique
La Cour rappelle que l’octroi de la franchise douanière est la règle et que le refus constitue une exception qui doit être solidement établie. Elle examine ensuite la manière dont la Commission a procédé pour déterminer l’existence d’un appareil de valeur scientifique équivalente fabriqué dans la Communauté. La Commission s’est appuyée sur les conclusions d’un groupe d’experts, admettant suivre systématiquement ses avis faute d’autres sources d’information. Or, la Cour relève que la composition et le fonctionnement de ce groupe n’offraient pas les garanties suffisantes pour une évaluation impartiale et complète. Elle constate que « ni le procès-verbal de la réunion du groupe d’experts ni les débats devant la Cour n’ont établi que les membres de ce groupe possédaient eux-mêmes des connaissances nécessaires dans les domaines de la chimie, de la biologie et des sciences géographiques ou qu’ils ont cherché conseil auprès d’experts en ces matières ». En fondant sa décision sur un avis émis dans ces conditions, la Commission a manqué à son devoir d’examiner avec soin tous les éléments pertinents, ce qui entache son acte d’illégalité.
B. La consécration du droit d’être entendu de l’entité importatrice
La Cour souligne ensuite que la procédure suivie devant la Commission n’a pas permis à l’établissement importateur d’être entendu. Pourtant, cet établissement est le mieux placé pour connaître les exigences techniques de l’appareil au regard des recherches scientifiques envisagées. Le respect des droits de la défense, principe fondamental du droit communautaire, impose que l’intéressé puisse intervenir utilement dans la procédure administrative. La Cour juge que « le droit d’être entendu dans une telle procédure administrative exige que la partie intéressée soit mise en mesure, au cours même de la procédure qui se déroule devant la Commission, de prendre position et de faire connaître utilement son point de vue sur la pertinence des faits ainsi que, le cas échéant, sur les documents retenus par l’institution communautaire ». L’absence d’une telle possibilité pour l’université de faire valoir ses arguments sur les spécificités de ses recherches et sur les caractéristiques de l’appareil importé constitue une violation substantielle de ses droits.
En établissant que le pouvoir discrétionnaire de la Commission ne peut s’exercer au détriment des garanties procédurales, la Cour précise les contours de son contrôle et en accroît la portée.
II. Le renforcement du contrôle juridictionnel sur le pouvoir d’appréciation de la Commission
La décision commentée marque une évolution significative en ce qu’elle utilise l’obligation de motivation comme un véritable outil de contrôle de l’appréciation de la Commission (A), élargissant ainsi son office au-delà de la simple recherche d’une erreur manifeste (B).
A. Le contrôle de l’adéquation de la motivation comme garantie contre l’arbitraire
La Cour examine un troisième vice affectant la décision, tiré de l’insuffisance de motivation. Conformément à une jurisprudence constante, elle rappelle que la motivation doit permettre à l’intéressé de connaître les raisons de la mesure prise pour défendre ses droits et au juge d’exercer son contrôle. Appliquant ce principe au cas d’espèce, la Cour constate que la décision attaquée est lacunaire. Elle se borne à affirmer l’existence d’un appareil équivalent sans fournir d’éléments techniques ou scientifiques précis permettant de comprendre son raisonnement. La Cour critique le fait que « la décision litigieuse se limite à reproduire les termes d’une des décisions antérieures de la Commission ». Cette motivation stéréotypée et purement formelle place l’intéressé dans l’impossibilité de contester utilement le bien-fondé de l’appréciation technique et prive le juge des éléments nécessaires à son contrôle. L’insuffisance de motivation est donc sanctionnée non pas comme un simple vice de forme, mais comme un obstacle à l’exercice effectif du droit à un recours juridictionnel.
B. L’extension de la portée du contrôle juridictionnel au-delà de l’erreur manifeste d’appréciation
En annulant la décision pour des motifs procéduraux, la Cour répond directement aux doutes exprimés par la juridiction de renvoi sur l’intensité du contrôle juridictionnel. Alors que le juge national s’interrogeait sur la possibilité de dépasser un contrôle restreint à l’erreur manifeste, la Cour opère un déplacement de la question. Elle n’examine pas le fond de l’évaluation technique, mais elle pose un principe essentiel : « dans les cas où les institutions de la Communauté disposent d’un tel pouvoir d’appréciation, le respect des garanties conférées par l’ordre juridique communautaire dans les procédures administratives revêt une importance d’autant plus fondamentale ». Ainsi, le pouvoir discrétionnaire de la Commission n’est pas une zone de non-droit. Au contraire, il appelle une vigilance accrue quant au respect de la procédure. Ce faisant, la Cour se donne les moyens de contrôler la légalité de l’action administrative sans pour autant se substituer à l’expert technique. Le contrôle du respect de la procédure devient un contrôle de la validité de l’appréciation elle-même, marquant une étape importante dans la soumission de l’expertise technique au respect de l’État de droit.