En l’espèce, une société établie aux Pays-Bas s’est vu refuser par les autorités nationales une autorisation d’importer des articles de bureau. Ces marchandises, bien que provenant de la République fédérale d’Allemagne, étaient originaires de la République démocratique allemande. La société requérante a contesté cette décision de refus devant une juridiction néerlandaise spécialisée. Saisie du litige, cette dernière a décidé de surseoir à statuer. Elle a saisi la Cour de justice des Communautés européennes d’une question préjudicielle visant à déterminer la compatibilité de la réglementation nationale avec le droit communautaire. Devant la juridiction de renvoi, la discussion portait sur la validité d’une politique administrative adoptée par les États du Benelux. Cette politique instaurait une interdiction de principe pour l’importation de marchandises est-allemandes via la République fédérale d’Allemagne, sauf autorisation dérogatoire. Les gouvernements concernés justifiaient cette restriction par la nécessité de prévenir les distorsions économiques. À l’opposé, il était soutenu que de telles mesures étaient disproportionnées, compte tenu des garanties déjà offertes par la réglementation allemande encadrant ce commerce spécifique. Il était donc demandé à la Cour de justice de déterminer si le protocole relatif au commerce intérieur allemand autorise un État membre à mettre en place un régime d’interdiction quasi systématique des importations de marchandises originaires de la République démocratique allemande, lorsque celles-ci ont été préalablement mises en libre pratique en République fédérale d’Allemagne. Par son arrêt du 21 septembre 1989, la Cour de justice a répondu en posant une double limite. Elle a jugé que le protocole s’oppose à des mesures nationales équivalant à une interdiction de fait ou de droit des importations. Toutefois, elle a admis la validité d’un régime d’autorisation préalable, à condition que celui-ci constitue le seul moyen de répondre aux perturbations économiques et que l’octroi des autorisations ne soit pas discrétionnaire.
La solution retenue par la Cour de justice repose sur une interprétation équilibrée d’un texte dérogatoire au droit commun du marché intérieur. Elle réaffirme le caractère exceptionnel du régime du commerce interallemand tout en l’encadrant par une application rigoureuse du principe de proportionnalité (I). Ce faisant, elle précise la portée des mesures de sauvegarde que les États membres peuvent mettre en œuvre, en prohibant une exclusion générale tout en validant un mécanisme d’autorisation strictement supervisé (II).
I. L’encadrement du régime dérogatoire par le principe de proportionnalité
La Cour consacre d’abord le caractère spécifique du protocole relatif au commerce intérieur allemand, qui établit un régime dérogatoire au droit commun (A). Elle soumet ensuite la mise en œuvre des mesures de sauvegarde prévues par ce même protocole à un contrôle de proportionnalité strict (B).
A. La confirmation d’un régime dérogatoire au droit commun
L’arrêt rappelle la nature particulière du protocole, destiné à prendre en considération les « conditions existant actuellement en raison de la division de l’Allemagne ». La Cour avait déjà jugé que ce texte accordait un statut spécial en vertu duquel la République fédérale d’Allemagne était dispensée d’appliquer les règles normales du droit communautaire à ses échanges avec la République démocratique allemande. En conséquence, cette dernière, bien qu’externe à la Communauté, n’avait pas la qualité de pays tiers vis-à-vis de la République fédérale. La présente décision s’inscrit dans cette lignée jurisprudentielle en reconnaissant que le commerce intérieur allemand échappe aux principes de la libre circulation des marchandises.
Cette spécificité justifie que les produits originaires de République démocratique allemande ne soient pas soumis au tarif douanier commun lors de leur entrée en République fédérale d’Allemagne. C’est précisément pour pallier les inconvénients de ce traitement préférentiel que le protocole organise des garanties. Il impose d’une part à la République fédérale d’Allemagne de prendre des « mesures appropriées permettant d’éviter les préjudices qui pourraient être causés dans les économies des autres États membres ». Il autorise d’autre part chaque État membre à prendre lui-même des mesures pour « prévenir les difficultés » que ce commerce pourrait engendrer pour lui. L’arrêt articule ces deux dispositions pour définir les limites de l’action unilatérale des États membres.
B. L’application du principe de proportionnalité comme mécanisme de sauvegarde
La Cour de justice précise que le pouvoir reconnu aux États membres par le paragraphe 3 du protocole n’est pas absolu. Si ce texte confère « un assez large pouvoir d’appréciation en ce qui concerne tant la nature que l’étendue » des mesures, leur exercice est conditionné. La Cour soumet leur validité au respect du principe de proportionnalité. Elle affirme que ce paragraphe fait « une application spécifique du principe de proportionnalité en exigeant que les mesures prises soient ‘appropriées’ aux difficultés ». Cette exigence implique que les États membres ne peuvent prendre que les « mesures strictement nécessaires afin de prévenir des difficultés réelles et sérieuses ou pour y remédier ».
L’appréciation du caractère approprié d’une mesure nationale doit également tenir compte des obligations incombant à la République fédérale d’Allemagne en vertu du paragraphe 2. Ainsi, un État membre ne peut ignorer les garanties déjà mises en place par les autorités allemandes pour limiter les réexportations et leurs effets. Le raisonnement de la Cour établit un équilibre. Il reconnaît la légitimité pour un État membre de se protéger contre des perturbations économiques, mais il l’oblige à le faire de la manière la moins restrictive possible pour les échanges et en tenant compte du dispositif global instauré par le protocole.
II. La portée des mesures de sauvegarde autorisées
L’application du test de proportionnalité conduit la Cour à définir concrètement ce que les États membres peuvent et ne peuvent pas faire. Elle pose ainsi le principe d’une interdiction de toute exclusion générale et absolue (A), mais valide en contrepartie le recours à un régime d’autorisation préalable strictement encadré (B).
A. La prohibition d’une exclusion générale et absolue
La conséquence la plus directe du raisonnement de la Cour est l’illégalité d’une politique nationale qui reviendrait à une fermeture quasi totale du marché. Le protocole « interdit aux États membres de prendre des mesures qui auraient pour effet d’empêcher absolument, en droit ou en fait, l’entrée sur leur territoire de marchandises » provenant de République fédérale d’Allemagne mais originaires de République démocratique allemande. Une telle interdiction de principe, même assortie de dérogations marginales, est jugée excessive et donc non « appropriée » au sens du texte.
La Cour ne conçoit qu’une seule et unique exception à cette prohibition. Une interdiction totale ne serait envisageable que « dans le cas, exceptionnel, où l’économie d’un État membre serait, dans son ensemble, menacée ». Le seuil de déclenchement est donc particulièrement élevé. Il ne suffit pas de démontrer l’existence de difficultés dans un secteur économique particulier. Il faudrait prouver une menace grave et globale, condition qui, en pratique, serait extrêmement difficile à remplir. En posant cette limite, la Cour préserve l’essentiel de la fluidité des échanges au sein du marché commun, même pour des marchandises bénéficiant d’un statut dérogatoire.
B. La validation d’un régime d’autorisation préalable supervisé
Si l’interdiction générale est proscrite, le protocole ne s’oppose pas pour autant à l’institution d’un régime d’autorisation préalable. La Cour admet la validité d’un tel système, même s’il a un caractère général, c’est-à-dire qu’il n’est pas limité à des secteurs économiques spécifiques. Cette validation est cependant assortie de deux conditions cumulatives. D’une part, ce régime doit constituer en pratique « le seul moyen de faire face de manière appropriée aux perturbations pouvant résulter du commerce intérieur allemand ». Les États membres doivent donc démontrer l’inefficacité de mesures moins contraignantes.
D’autre part, et de manière cruciale, la mise en œuvre de ce régime ne doit pas être arbitraire. La Cour précise que l’autorisation d’importation « ne doit pas revêtir un caractère discrétionnaire ». La décision de l’administration, qu’elle accorde ou refuse l’autorisation, doit se fonder sur des critères objectifs. La suite donnée à chaque demande doit ainsi « s’apprécier en fonction de l’incidence effective que peut avoir l’importation en cause sur le secteur économique concerné ». Il appartient dès lors à la juridiction nationale de vérifier si une menace réelle et significative pèse sur l’économie et si les mesures prises sont proportionnées à cette menace. La Cour encadre ainsi le pouvoir des États membres en le soumettant au contrôle du juge.