L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 22 juin 1989 s’inscrit dans le cadre d’un renvoi préjudiciel initié par une juridiction administrative italienne. Cette dernière était saisie d’un litige opposant une société de construction à une commune, suite à l’exclusion de la première d’une procédure de passation d’un marché public de travaux. La question centrale portait sur la compatibilité d’une législation nationale, instaurant un mécanisme d’exclusion automatique des offres jugées anormalement basses, avec une directive communautaire imposant une procédure de vérification contradictoire.
En l’espèce, une commune italienne avait lancé un appel d’offres pour l’aménagement d’un stade, en précisant dans l’avis de marché qu’en application d’un décret-loi national, les offres présentant un rabais supérieur à un certain seuil mathématique seraient automatiquement exclues. Une société soumissionnaire, dont l’offre fut écartée sur ce fondement, a contesté la décision d’attribution du marché devant le juge administratif. Elle soutenait que la réglementation nationale était contraire à l’article 29, paragraphe 5, de la directive 71/305/CEE, qui exigeait du pouvoir adjudicateur une vérification de la composition de l’offre et une demande de justifications au soumissionnaire avant tout rejet pour prix anormalement bas. Le juge national a alors décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice, portant sur l’interprétation de la directive et sur l’obligation pour l’administration d’écarter une norme nationale qui lui serait contraire.
Le problème de droit soumis à la Cour était double. D’une part, il s’agissait de déterminer si les dispositions de la directive relatives à la vérification des offres anormalement basses revêtaient un caractère impératif, interdisant aux États membres de leur substituer un critère d’exclusion automatique fondé sur un calcul mathématique. D’autre part, et de manière plus fondamentale, la Cour était interrogée sur l’obligation pour une autorité administrative, y compris une entité décentralisée comme une commune, d’appliquer directement les dispositions inconditionnelles et suffisamment précises d’une directive et de laisser inappliquée toute norme de droit interne contraire, sans attendre une intervention du juge.
La Cour de justice répond de manière affirmative à ces deux interrogations. Elle juge d’abord que l’article 29, paragraphe 5, de la directive 71/305/CEE « interdit aux États membres de mettre en place des dispositions qui prévoient l’exclusion d’office des marchés de travaux publics, de certaines offres déterminées selon un critère mathématique ». Elle précise ensuite, et c’est l’apport majeur de l’arrêt, que « tout comme le juge national, une administration, y compris communale, a l’obligation d’appliquer les dispositions de l’article 29, paragraphe 5, de la directive 71/305 du Conseil, et d’écarter l’application de celles du droit national qui n’y sont pas conformes ». Par cette décision, la Cour précise la nature des obligations pesant sur les États membres dans la mise en œuvre du droit communautaire, tout en élargissant considérablement la portée de l’effet direct des directives.
Cette solution conduit à examiner, dans une première partie, la primauté des garanties procédurales établies par la directive sur les mécanismes nationaux d’exclusion (I), avant d’analyser, dans une seconde partie, la consécration de l’obligation pour l’ensemble des organes administratifs d’assurer l’effectivité du droit communautaire (II).
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**I. La primauté des garanties procédurales de la directive sur les mécanismes nationaux d’exclusion**
En affirmant l’incompatibilité de la législation italienne avec la directive, la Cour de justice procède à une interprétation stricte des obligations de vérification qui incombent au pouvoir adjudicateur (A), conférant ainsi un caractère substantiel et non dérogeable aux dispositions de la directive (B).
**A. L’interprétation stricte des obligations de vérification des offres**
La Cour de justice rappelle que l’article 29, paragraphe 5, de la directive impose une démarche active au pouvoir adjudicateur face à une offre paraissant anormalement basse. Il doit « vérifie[r] la composition » de l’offre et, à cette fin, « demande[r] au soumissionnaire de fournir les justifications nécessaires ». Ce dialogue contradictoire est au cœur du dispositif de la directive. L’objectif est de permettre au soumissionnaire de démontrer le sérieux de sa proposition, en justifiant par exemple l’économie de son procédé de construction ou les conditions exceptionnellement favorables dont il dispose.
En jugeant qu’un critère d’exclusion mathématique est contraire à cet objectif, la Cour rejette l’argument de la rapidité et de l’objectivité avancé par le gouvernement italien. Elle considère qu’un tel mécanisme « enlève aux soumissionnaires qui ont présenté des offres particulièrement basses la possibilité de prouver que ces offres sont sérieuses ». L’automaticité de l’exclusion heurte de front le but même de la directive, qui est de favoriser « le développement d’une concurrence effective dans le domaine des marchés publics ». En se privant de la possibilité d’accepter une offre basse mais économiquement viable, le pouvoir adjudicateur ne remplit pas sa mission de manière optimale et restreint sans fondement l’accès à la commande publique.
**B. Le caractère substantiel et non dérogeable des dispositions de la directive**
La Cour précise que la procédure de vérification n’est pas une simple modalité formelle que les États membres pourraient aménager à leur guise. Elle constitue une obligation de résultat, inhérente à l’objectif de la directive. En répondant à la première question préjudicielle, la Cour énonce qu' »en transposant la directive 71/305 du Conseil, les États membres ne peuvent pas s’écarter de manière substantielle des dispositions de l’article 29, paragraphe 5, de cette directive ». Cette affirmation est essentielle car elle délimite la marge de manœuvre des législateurs nationaux lors de la transposition.
La Cour considère que la garantie d’une procédure contradictoire est une composante fondamentale du système de passation des marchés publics voulu par le législateur communautaire. Elle n’est pas un simple « moyen » laissé à la discrétion des États, mais un élément central du « résultat à atteindre ». Permettre une dérogation substantielle compromettrait l’harmonisation recherchée et recréerait des barrières à l’entrée des marchés nationaux, ce que la directive vise précisément à éliminer. La solution retenue renforce ainsi l’uniformité d’application du droit de la commande publique au sein de la Communauté.
La fermeté de cette position sur la nature des obligations découlant de la directive prépare logiquement le terrain pour l’affirmation d’une obligation d’application élargie à l’ensemble des acteurs publics.
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**II. La consécration de l’obligation pour l’administration d’assurer l’effectivité du droit communautaire**
L’apport le plus significatif de cet arrêt réside dans sa réponse à la quatrième question, par laquelle la Cour étend l’obligation d’appliquer les directives à l’ensemble des organes de l’État (A), renforçant par là même de manière considérable l’effectivité du droit communautaire (B).
**A. L’extension de l’effet direct vertical à l’ensemble des organes de l’État**
S’appuyant sur sa jurisprudence antérieure, notamment les arrêts *Becker* et *Marshall*, la Cour rappelle que les particuliers peuvent invoquer devant le juge national les dispositions inconditionnelles et suffisamment précises d’une directive à l’encontre de l’État. La nouveauté réside dans le prolongement de ce raisonnement. La Cour juge qu’il serait « contradictoire » de reconnaître ce droit aux particuliers tout en exonérant l’administration de l’obligation correspondante d’appliquer la directive.
La conséquence est une avancée majeure : l’obligation de faire prévaloir la directive sur la loi nationale contraire ne pèse plus seulement sur les juridictions, mais sur « tous les organes de l’administration, y compris les autorités décentralisées, telles les communes ». L’administration, qu’elle soit centrale ou locale, devient ainsi le premier garant de l’application du droit communautaire. Elle doit, de sa propre initiative, écarter la norme nationale non conforme pour appliquer la norme communautaire, dès lors que celle-ci remplit les conditions de l’effet direct. L’État est ainsi appréhendé dans toutes ses composantes, sans qu’aucune de ses émanations ne puisse se prévaloir de son propre droit interne pour se soustraire à ses obligations communautaires.
**B. La portée de la solution : un renforcement de l’effectivité du droit communautaire**
Cette solution transforme la portée pratique de l’effet direct des directives. Un particulier n’est plus contraint d’engager un recours contentieux pour faire valoir ses droits. Il peut exiger directement de l’autorité administrative compétente qu’elle se conforme à la directive. L’effectivité du droit communautaire est ainsi assurée en amont de toute intervention juridictionnelle, ce qui favorise une application plus rapide et plus directe des normes européennes.
Cette jurisprudence renforce la primauté du droit communautaire en l’ancrant au cœur du fonctionnement administratif des États membres. Elle fait de chaque agent public un agent d’application du droit de l’Union, tenu de résoudre lui-même les conflits de normes. Si cette obligation peut placer les administrations nationales dans une position délicate vis-à-vis de leur propre législateur, elle est la conséquence logique de l’engagement des États membres dans l’ordre juridique communautaire. En obligeant l’administration à être le premier juge de la compatibilité du droit national avec le droit communautaire, la Cour assure une pénétration maximale des directives dans les ordres juridiques internes.