Arrêt de la Cour du 22 juin 1993. – Commission des Communautés européennes contre Royaume de Danemark. – Passation d’un marché de travaux – Pont sur « Storebaelt ». – Affaire C-243/89.

Par un arrêt du 22 juin 1993, la Cour de justice des Communautés européennes a statué sur un recours en manquement introduit par la Commission à l’encontre d’un État membre. L’affaire concernait la procédure de passation d’un marché public de travaux pour la construction d’une liaison routière et ferroviaire de grande envergure. La Commission reprochait à l’État membre la présence d’une clause de préférence nationale dans le cahier des charges et la conduite de négociations avec un soumissionnaire sur la base d’une offre non conforme à ce même cahier.

Les faits à l’origine du litige impliquaient une société entièrement contrôlée par l’État membre, agissant en qualité de maître d’ouvrage pour la construction d’un pont. Dans le cadre de l’appel d’offres, le cahier des charges contenait une disposition obligeant l’entrepreneur à utiliser « dans toute la mesure du possible » des ressources nationales, qu’il s’agisse de matériaux, de main-d’œuvre ou d’équipements. De plus, un des consortiums soumissionnaires avait présenté une offre alternative qui ne respectait pas les conditions de responsabilité et de conception fixées par le cahier des charges pour ce type de proposition.

La procédure précontentieuse a été initiée par la Commission, qui a mis en demeure l’État membre de corriger ces manquements. Malgré la suppression tardive de la clause litigieuse, la Commission a maintenu son recours. Devant la Cour, l’État membre a soutenu que la suppression de la clause avant la signature du contrat rendait le premier grief sans objet. Concernant le second grief, il a argué que le principe d’égalité de traitement, non explicitement mentionné dans la directive applicable, ne pouvait fonder le manquement. La question de droit posée à la Cour était double. D’une part, un État membre manque-t-il à ses obligations lorsque la procédure de passation d’un marché a été viciée par une clause discriminatoire, même si celle-ci est retirée avant la conclusion du contrat ? D’autre part, la négociation avec un soumissionnaire dont l’offre déroge à une prescription fondamentale du cahier des charges constitue-t-elle une violation du droit communautaire des marchés publics ?

La Cour de justice a répondu affirmativement à ces deux questions. Elle a d’abord jugé que la suppression tardive d’une clause de préférence nationale ne suffisait pas à purger la procédure de son vice initial, car celle-ci avait déjà influencé la concurrence. Ensuite, elle a affirmé que le principe d’égalité de traitement est inhérent à la directive sur les marchés publics et impose de rejeter toute offre non conforme à une prescription fondamentale du cahier des charges. La Cour a ainsi constaté le double manquement de l’État membre.

Cet arrêt offre une illustration claire de l’exigence de non-discrimination et de transparence dans les marchés publics, sanctionnant d’une part une clause de préférence nationale (I) et affirmant d’autre part l’impératif de stricte conformité des offres au cahier des charges (II).

I. La sanction d’une clause de préférence nationale constitutive d’un manquement continu

La Cour a d’abord examiné la clause qui incitait à l’utilisation de ressources nationales, la qualifiant de violation manifeste des libertés fondamentales (A), avant de rejeter l’argument d’une correction tardive qui ne pouvait effacer le vice initial de la procédure (B).

A. La caractérisation d’une violation flagrante des libertés de circulation

La clause litigieuse, qui imposait que « l’entrepreneur est tenu dans toute la mesure du possible d’utiliser des matériaux et des biens de consommation danois, de la main-d’œuvre et des équipements danois », constituait une restriction directe et caractérisée aux libertés garanties par le traité. Une telle disposition contrevient de manière évidente à la libre circulation des marchandises, consacrée par l’article 30 du traité CEE, en dissuadant les soumissionnaires d’employer des produits ou matériaux provenant d’autres États membres. De même, elle porte atteinte à la libre circulation des travailleurs prévue à l’article 48 et à la libre prestation de services visée à l’article 59, en encourageant le recours à une main-d’œuvre et des entreprises nationales au détriment de leurs concurrents communautaires.

Le gouvernement défendeur n’a d’ailleurs pas contesté le caractère illicite de cette clause au regard du droit communautaire. Son argumentation ne portait pas sur le fond de la violation, mais sur les conséquences à tirer de sa suppression, fût-elle tardive. La reconnaissance du caractère illégal de la clause ne faisait donc aucun doute et la Cour n’a fait que confirmer l’existence d’une infraction objective aux règles les plus fondamentales du marché intérieur, dont la prohibition des mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives constitue la pierre angulaire.

B. L’inefficacité d’une régularisation tardive de la procédure

Face à cette violation, l’État membre soutenait que la suppression de la clause avant la signature du contrat avait mis fin au manquement, rendant le recours de la Commission sans objet. La Cour a fermement rejeté cette analyse. Elle a estimé que le simple retrait de la clause au stade final de la procédure ne saurait suffire. En effet, selon la Cour, « la procédure d’appel d’offres s’est déroulée sur la base d’une clause non conforme au droit communautaire, de nature à avoir une incidence tant sur la composition des différents consortiums que sur le contenu des offres soumises par les cinq consortiums présélectionnés ».

Ce raisonnement met en lumière que l’intégrité d’une procédure de marché public doit être assurée dès son lancement et tout au long de son déroulement. Une clause discriminatoire, même si elle est finalement retirée, a déjà produit ses effets en faussant le jeu de la concurrence. Elle a pu décourager certaines entreprises étrangères de soumissionner ou inciter les candidats à formuler leurs offres d’une manière qui ne correspond pas à ce qu’elles auraient été dans un environnement concurrentiel non vicié. La Cour considère donc que le manquement perdure tant que les conséquences du vice initial n’ont pas été entièrement purgées, ce qui, en l’espèce, aurait nécessité l’annulation de la procédure.

La solution ainsi adoptée par la Cour réaffirme que les obligations des États membres en matière de marchés publics ne se limitent pas à garantir un résultat final apparemment conforme au droit, mais exigent une procédure transparente et équitable de bout en bout.

II. L’affirmation du principe d’égalité de traitement comme fondement de la procédure

Le second grief soulevé par la Commission a conduit la Cour à consacrer le principe d’égalité de traitement comme un élément essentiel des directives sur les marchés publics (A), ce qui l’a amenée à imposer une obligation stricte de rejet des offres non conformes (B).

A. La consécration du principe d’égalité comme essence de la directive

Le gouvernement défendeur prétendait que le principe d’égalité de traitement, n’étant pas explicitement mentionné dans la directive 71/305/CEE, ne pouvait servir de base juridique au recours en manquement. La Cour balaye cet argument en affirmant avec force que « le devoir de respecter ce principe correspond à l’essence même de cette directive ». Elle enracine ainsi ce principe au cœur du droit des marchés publics, le considérant comme une émanation directe de l’objectif de développement d’une « concurrence effective » visé par les textes.

En procédant de la sorte, la Cour ne se livre pas à une interprétation extensive, mais révèle un principe général du droit communautaire implicitement nécessaire à l’application des règles de passation des marchés. L’égalité de traitement entre les soumissionnaires est la condition sine qua non d’une compétition saine et non faussée. Sans elle, les critères de sélection et d’attribution, aussi objectifs soient-ils, seraient privés de leur substance. Cette jurisprudence confirme que les directives, même anciennes et moins détaillées que les réglementations postérieures, doivent être lues à la lumière des principes fondamentaux qui sous-tendent l’ordre juridique communautaire.

B. L’obligation de rejeter une offre non conforme à une prescription fondamentale

Tirant les conséquences de ce principe, la Cour examine ensuite la décision du maître d’ouvrage de négocier avec un consortium dont l’offre alternative dérogeait aux prescriptions du cahier des charges. L’article 3, paragraphe 3, des conditions communes était considéré comme une « prescription fondamentale » en ce qu’il définissait les responsabilités du soumissionnaire en matière de conception, d’exécution et de risques financiers. L’offre du consortium retenu n’étant pas conforme à cette prescription, la Cour a estimé que le maître d’ouvrage n’aurait jamais dû l’examiner.

Elle juge en effet que le respect de l’égalité de traitement impose que toutes les offres soient conformes aux prescriptions du cahier des charges afin de garantir une comparaison objective. Permettre à un soumissionnaire de s’écarter d’exigences fondamentales, puis de régulariser sa situation par la négociation, reviendrait à lui accorder un avantage injustifié par rapport à ses concurrents qui, eux, ont respecté les règles du jeu. Par conséquent, « le principe d’égalité s’opposait à ce que [le maître d’ouvrage] prenne l’offre [du consortium] en considération ». La seule issue conforme au droit était donc le rejet pur et simple de l’offre. Cette solution rigoureuse est essentielle pour préserver la confiance des opérateurs économiques dans la rectitude des procédures de passation et pour assurer l’effectivité des règles de concurrence.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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