Arrêt de la Cour du 22 septembre 1988. – Commission des Communautés européennes contre Irlande. – Marché de travaux publics – Procédure d’appel d’offres communautaire; applicabilité de l’article 30 du traité CEE. – Affaire 45/87.

Par un arrêt du 20 septembre 1988, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la compatibilité avec le droit communautaire de la politique d’un État membre en matière de marchés publics de travaux. En l’espèce, une autorité publique d’un État membre avait lancé un appel d’offres pour la construction d’une canalisation d’eau. Le cahier des charges imposait que les conduites utilisées soient certifiées conformes à une norme nationale spécifique. Une entreprise soumissionnaire proposa d’utiliser des conduites fabriquées dans un autre État membre, conformes à une norme internationale mais non certifiées selon la norme nationale exigée. Suite au rejet implicite de son offre, l’affaire fut portée devant la Cour par la Commission.

La Commission des Communautés européennes a engagé un recours en manquement contre l’État membre concerné. Elle soutenait que l’exigence de conformité à une norme nationale exclusive violait à la fois l’article 30 du traité CEE, relatif à la libre circulation des marchandises, et l’article 10 de la directive 71/305/CEE, portant sur la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux. L’État membre défendeur contestait l’applicabilité de ces deux textes au cas d’espèce, arguant que le marché relevait du secteur de l’eau, explicitement exclu du champ de la directive, et qu’il s’agissait d’une prestation de services et non d’une vente de marchandises, ce qui écarterait l’application de l’article 30.

La question de droit soumise à la Cour était donc de déterminer si une clause d’un cahier des charges d’un marché public de travaux, qui impose l’utilisation de matériaux certifiés conformes à une norme nationale sans autoriser la preuve de leur équivalence par d’autres moyens, constitue une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’importation, prohibée par l’article 30 du traité CEE.

La Cour de justice a constaté le manquement de l’État membre au regard de l’article 30 du traité. Elle a jugé qu’une telle clause, même insérée dans un contrat de travaux, entrave la libre circulation des marchandises en défavorisant les produits importés qui, tout en offrant des garanties équivalentes, ne disposent pas de la certification nationale. La Cour a cependant écarté le grief fondé sur la directive 71/305, confirmant que le marché en cause, relatif à la distribution d’eau, n’entrait pas dans son champ d’application.

L’articulation des règles applicables aux marchés publics avec les libertés fondamentales du traité a ainsi conduit la Cour à une application distributive du droit communautaire (I), aboutissant à la condamnation de la pratique nationale sur le fondement de la libre circulation des marchandises (II).

I. La délimitation du droit communautaire applicable au marché public

La Cour a d’abord dû déterminer le corpus de règles pertinent, la Commission ayant invoqué à la fois une directive spécifique et une disposition générale du traité. La réponse de la Cour fut double : elle rejeta l’application de la loi spéciale, la directive sur les marchés publics (A), pour mieux affirmer la pertinence du principe général de libre circulation des marchandises (B).

A. L’exclusion de la lex specialis du droit des marchés publics

La Commission soutenait que l’État membre, en se plaçant volontairement sous le régime de la directive 71/305 en publiant l’avis de marché au Journal officiel, était tenu d’en respecter toutes les dispositions, notamment l’interdiction des spécifications techniques discriminatoires. La Cour a toutefois suivi l’argumentation de l’État membre, fondée sur une lecture stricte du texte. Elle relève que « Le texte même de l’article 3, paragraphe 5, est dépourvu de toute ambiguïté en tant qu’il place les marchés publics comme ceux de l’espèce en dehors du champ d’application de la directive ».

Cette exclusion matérielle, visant les services de distribution d’eau, ne saurait être contournée par la seule volonté d’un État de faire de la publicité à son marché au niveau communautaire. La Cour a ainsi consacré une interprétation littérale de l’exception, considérant que les motifs de cette dernière, tenant à l’hétérogénéité des statuts des entités distributrices d’eau, demeuraient valables indépendamment du choix de publication de l’avis. Le grief fondé sur la violation de la directive fut donc logiquement rejeté.

B. L’application du principe général de la libre circulation des marchandises

L’État membre prétendait ensuite que le marché, portant sur l’exécution de travaux, relevait de la libre prestation de services et non de la libre circulation des marchandises, rendant l’article 30 du traité CEE inapplicable. La Cour a fermement écarté cette analyse. Elle a rappelé que « L’article 30 du traité a pour but d’éliminer toutes les mesures des États membres qui font obstacle aux courants d’importation dans le commerce intracommunautaire ».

La nature d’un contrat de travaux ne suffit donc pas à le soustraire aux règles relatives aux marchandises lorsque ses clauses affectent directement leur circulation. Le fait qu’un marché public de travaux relève principalement de la prestation de services ne peut « avoir pour conséquence de soustraire aux interdictions de l’article 30 une limitation des matériaux à utiliser inscrite dans un avis d’appel d’offres ». Cette approche extensive confirme le caractère fondamental de la liberté de circulation des marchandises et prévient son contournement par le biais de contrats de nature mixte. La voie était ainsi ouverte à un examen de la clause litigieuse au regard des exigences de l’article 30.

II. La caractérisation de la restriction et le rejet de ses justifications

Une fois l’applicabilité de l’article 30 établie, la Cour a procédé à l’analyse de la clause litigieuse. Elle a d’abord identifié une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative (A), avant de réfuter les justifications avancées par l’État membre pour la maintenir (B).

A. L’identification d’une mesure d’effet équivalent

La Cour a constaté que l’exigence d’une certification nationale spécifique, à l’exclusion de toute autre, constituait une barrière non tarifaire aux échanges. Elle a souligné que « l’insertion d’une clause comme celle de l’espèce dans un avis de marché peut avoir pour conséquence que des opérateurs économiques produisant ou utilisant des tuyaux équivalant à ceux dont la conformité aux normes irlandaises a été certifiée s’abstiennent de répondre à des appels d’offres ». Une telle clause a donc un effet dissuasif sur les entreprises étrangères.

De plus, en l’espèce, l’effet restrictif était aggravé par le fait qu’une seule entreprise, établie sur le territoire national, détenait ladite certification. La clause aboutissait ainsi à une protection de fait du marché national, réservant « la fourniture des conduites de canalisation nécessaires aux travaux […] aux seuls fabricants irlandais ». La mesure était donc clairement de nature à entraver les importations et tombait sous le coup de la prohibition de principe de l’article 30.

B. L’insuffisance des justifications avancées

Face à cette restriction, l’État membre a invoqué deux justifications : la nécessité technique de garantir l’adaptation des conduites au réseau existant et la protection de la santé publique. La Cour a rejeté ces deux arguments en appliquant un contrôle de proportionnalité. S’agissant des exigences techniques, elle a précisé que le grief ne portait pas sur ces exigences en elles-mêmes, mais sur le refus de vérifier si des produits conformes à d’autres normes pouvaient y satisfaire. La solution était simple : il suffisait d’ajouter la mention « ou équivalent » après la référence à la norme nationale.

Concernant la protection de la santé publique, l’État prétendait que sa norme garantissait l’absence de contact entre l’eau et les fibres d’amiante. La Cour a balayé l’argument en notant que le cahier des charges prévoyait déjà une exigence distincte de revêtement des conduites. L’État « n’a pas montré pourquoi le respect de cette exigence ne serait pas de nature à permettre l’isolation de l’eau et des fibres d’amiante ». Les justifications avancées ne résistant pas à l’examen, la Cour a conclu au manquement, affirmant ainsi la primauté de la libre circulation sur des exigences nationales non justifiées et disproportionnées.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture