Par un arrêt en date du 22 septembre 1988, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’application du principe de libre circulation des marchandises face à une réglementation nationale protégeant une dénomination de vente. En l’espèce, le gérant d’une société laitière a été poursuivi en France pour avoir importé et commercialisé un fromage sous la dénomination « edam », lequel avait été produit en République fédérale d’Allemagne avec une teneur en matières grasses de 34,30 %. Or, la législation française, établie en conformité avec la convention internationale de Stresa du 1er juin 1951, réservait l’usage de cette dénomination aux fromages présentant une teneur minimale de 40 % en matières grasses. Les juridictions françaises du fond ont déclaré le prévenu coupable d’usurpation de dénomination. Un appel a été interjeté devant la cour d’appel de Colmar, l’appelant soutenant que l’interdiction d’importation était contraire aux règles communautaires sur la libre circulation des marchandises, dès lors que le produit était légalement et traditionnellement fabriqué et vendu en Allemagne sous cette même dénomination et que l’étiquetage assurait une information adéquate du consommateur. Face à cette argumentation, la juridiction de renvoi, constatant que le fromage était bien loyalement produit et commercialisé dans son État d’origine et que l’étiquetage était suffisant, a décidé de surseoir à statuer. Elle a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle visant à déterminer si les articles 30 et suivants du traité CEE s’opposent à une réglementation nationale qui subordonne l’utilisation de la dénomination de vente d’un fromage importé au respect d’une teneur minimale en matière grasse, alors même que ce fromage est légalement produit et commercialisé sous cette dénomination dans son État membre d’origine selon des prescriptions différentes. La Cour de justice répond par l’affirmative, jugeant que « les articles 30 et suivants du traité doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce qu’un État membre applique une réglementation nationale, qui soumet le droit d’utiliser la dénomination de vente d’un type de fromage au respect d’une teneur minimale en matières grasses, aux produits du même type importés d’un autre État membre, lorsque ces produits ont été légalement fabriqués et commercialisés sous cette dénomination dans cet État membre et qu’une information convenable des consommateurs est assurée ».
La solution de la Cour réaffirme avec clarté l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux dénominations de vente (I), tout en procédant à un contrôle strict des justifications susceptibles de fonder une entrave à la libre circulation des marchandises (II).
I. L’extension du principe de reconnaissance mutuelle aux dénominations de vente
La Cour fonde sa décision sur une application rigoureuse de sa jurisprudence relative aux mesures d’effet équivalent, en distinguant d’abord la nature de la dénomination en cause (A) pour ensuite lui appliquer l’exigence de reconnaissance mutuelle (B).
A. La qualification de dénomination de vente
Le raisonnement de la Cour commence par une clarification essentielle de la nature de la dénomination « edam ». Elle écarte d’emblée l’idée qu’il pourrait s’agir d’une protection liée à une origine géographique spécifique. La Cour rappelle ainsi sa jurisprudence constante en précisant que le terme en cause « ne constitue pas une appellation d’origine ni une indication de provenance ». Cette dénomination ne lie pas le produit à une zone géographique délimitée mais désigne simplement un type de fromage, constituant ainsi une simple dénomination de vente. Cette qualification est déterminante, car elle soustrait le litige au régime particulier des appellations d’origine, potentiellement plus protecteur, pour le placer sur le terrain général des réglementations techniques et qualitatives applicables aux produits. En opérant cette distinction, la Cour circonscrit le débat à la seule question des caractéristiques intrinsèques du produit et non à son lien avec un terroir.
B. L’application de l’exigence de reconnaissance mutuelle
Une fois la dénomination qualifiée, la Cour applique la logique développée depuis son arrêt de principe du 20 février 1979. Elle rappelle qu’en l’absence de réglementation communautaire harmonisée, un produit légalement fabriqué et commercialisé dans un État membre doit pouvoir être commercialisé dans tout autre État membre. Par conséquent, il serait « incompatible avec l’article 30 du traité et les objectifs d’un marché commun » d’étendre les règles nationales de composition, telles qu’une teneur minimale en matières grasses, à des fromages importés qui sont légalement produits sous la même dénomination dans leur État d’origine. L’État d’importation ne peut donc faire obstacle à la commercialisation de tels produits, à la condition essentielle que l’information du consommateur soit assurée, ce que la juridiction de renvoi avait déjà constaté en l’espèce. Cette solution consacre la primauté de la libre circulation sur l’application territoriale de réglementations techniques nationales non harmonisées.
La Cour ayant ainsi posé le principe de l’incompatibilité de la réglementation française avec le droit communautaire, elle examine ensuite les arguments qui pourraient justifier une telle restriction à la libre circulation.
II. Le rejet des justifications à l’entrave à la libre circulation
La Cour analyse et écarte successivement les deux justifications avancées pour maintenir la réglementation nationale restrictive : la protection des consommateurs (A) et le respect des conventions internationales antérieures (B).
A. L’insuffisance de la protection du consommateur comme justification
Face à l’argument selon lequel les consommateurs s’attendraient à une certaine composition pour un produit portant la dénomination « edam », la Cour oppose une fin de non-recevoir. Elle considère qu’une interdiction absolue de commercialisation constitue une mesure disproportionnée lorsque des moyens moins contraignants, tels qu’un étiquetage adéquat, permettent d’atteindre l’objectif de protection. Puisque l’étiquetage assure une « information convenable des consommateurs », ceux-ci ne sont pas trompés et peuvent effectuer leur choix en connaissance de cause. La Cour admet toutefois une limite théorique à ce raisonnement, dans l’hypothèse où un produit « s’écarte tellement, du point de vue de sa composition ou de sa fabrication, des marchandises généralement connues sous cette même dénomination dans la Communauté qu’il ne saurait être considéré comme relevant de la même catégorie ». Cependant, elle constate qu’une telle situation ne se présente pas dans le cas d’espèce, confirmant ainsi que de simples variations de composition ne suffisent pas à justifier une exclusion du marché.
B. L’inopposabilité des conventions internationales dans les rapports intracommunautaires
L’autre justification avancée reposait sur l’existence de la convention de Stresa et du « codex alimentarius », qui prévoyaient une teneur minimale en matières grasses de 40 %. La Cour écarte cet argument en rappelant la portée de l’article 234 du traité CEE. Cette disposition vise à préserver les droits des États tiers découlant de conventions antérieures à l’entrée en vigueur du traité, mais elle ne saurait être invoquée pour régler les rapports entre États membres. Autrement dit, « un État membre ne saurait invoquer les dispositions d’une telle convention antérieure en vue de justifier des restrictions de la commercialisation des produits provenant d’un autre État membre ». La Cour affirme ainsi la primauté des règles de la libre circulation des marchandises sur les accords internationaux conclus entre certains États membres avant le traité, lorsque ces accords sont invoqués pour cloisonner le marché intérieur. Cette solution réaffirme la place du droit communautaire au sommet de la hiérarchie des normes applicables dans les relations intracommunautaires.