Par un arrêt en date du 21 juin 1988, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur les limites de l’autonomie organisationnelle d’une de ses institutions. En l’espèce, le Parlement européen avait adopté une résolution visant à la construction d’un bâtiment à Bruxelles, incluant une salle de réunion d’au moins six cents places. Cette décision était motivée par la nécessité de disposer d’infrastructures adaptées, notamment pour l’organisation éventuelle de sessions plénières spéciales ou supplémentaires.
Saisi par un État membre, qui demandait l’annulation de cette résolution, le juge communautaire a d’abord écarté un second recours pour litispendance. L’État requérant soutenait principalement l’incompétence du Parlement pour décider du lieu de ses réunions, cette prérogative appartenant exclusivement aux gouvernements des États membres. L’institution défenderesse opposait que la mesure relevait de son pouvoir d’organisation interne et ne constituait pas un acte susceptible de recours.
La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si le Parlement pouvait, en vertu de son pouvoir d’auto-organisation, décider de se doter des moyens nécessaires à la tenue de sessions plénières en dehors de son lieu de réunion habituel, sans empiéter sur la compétence des États membres de fixer le siège des institutions. La Cour répond par l’affirmative, considérant que la tenue de sessions plénières exceptionnelles, justifiée par des raisons objectives liées à son bon fonctionnement, ne méconnaît pas les décisions des États membres sur les lieux de travail provisoires. Cette solution consacre une interprétation pragmatique des compétences respectives des institutions et des États membres, tout en posant des jalons importants pour l’autonomie fonctionnelle du Parlement.
I. La consécration d’une interprétation pragmatique des compétences
La Cour articule sa décision autour d’un équilibre subtil. Elle réaffirme avec force la compétence exclusive des États membres en matière de fixation du siège des institutions, mais elle reconnaît dans le même temps au Parlement une compétence fonctionnelle qui lui permet d’assurer la continuité de sa mission.
A. Le respect formel de la compétence étatique
L’arrêt prend soin de rappeler le cadre juridique existant, fondé sur les articles 77 du traité CECA, 216 du traité CEE et 189 du traité CEEA. Il en ressort que « le siège des institutions est fixé du commun accord des gouvernements des États membres ». La Cour souligne que cette obligation n’a pas été remplie et que les États se sont limités à établir des « lieux de travail provisoires ». Elle rappelle ainsi la décision du 8 avril 1965, qui dispose en son article premier que « Luxembourg, Bruxelles et Strasbourg demeurent les lieux de travail provisoires des institutions des Communautés ».
En s’appuyant sur son arrêt antérieur du 10 février 1983, la Cour confirme que les décisions de « maintenir le statu quo », prises par les chefs d’État et de gouvernement en 1981, signifiaient une absence de volonté de modifier la situation juridique existante. Par conséquent, Strasbourg a bien été désignée comme le lieu de réunion provisoire pour les sessions plénières du Parlement. Le juge communautaire valide donc le principe selon lequel la détermination des lieux de travail relève de la compétence des États membres, une compétence que le Parlement ne saurait usurper.
B. La reconnaissance d’une compétence fonctionnelle du Parlement
Toutefois, la Cour ne s’en tient pas à cette seule constatation. Elle examine la portée des décisions gouvernementales et conclut qu’elles n’interdisent pas toute réunion en dehors de Strasbourg. L’arrêt se fonde de manière déterminante sur le principe de coopération loyale, qui impose aux États membres et aux institutions des devoirs réciproques. Ce devoir implique pour les États de ne pas entraver le bon fonctionnement du Parlement, surtout dans un contexte où leur propre carence à fixer un siège unique crée des difficultés opérationnelles.
C’est sur ce fondement que la Cour reconnaît au Parlement un pouvoir d’organisation interne lui permettant de déroger à la règle. Elle énonce ainsi que « les décisions des gouvernements des États membres n’excluent pas que le Parlement, dans l’exercice de sa compétence de régler son organisation interne, décide de tenir une session plénière en dehors de Strasbourg, lorsqu’une telle décision garde le caractère d’une exception, respectant ainsi la position de ladite ville en tant que lieu de réunion normale, et est justifiée par des raisons objectives tenant au bon fonctionnement du Parlement ». L’institution peut donc prendre des mesures exceptionnelles pour pallier les inconvénients liés à sa dispersion géographique.
II. La portée de l’autonomie fonctionnelle du Parlement
En validant la résolution litigieuse, la Cour ne se contente pas de trancher un litige particulier. Elle précise les contours de l’autonomie du Parlement et envoie un signal politique fort quant à l’équilibre des pouvoirs au sein de l’architecture institutionnelle communautaire.
A. La valeur d’une solution fondée sur le bon fonctionnement de l’institution
La valeur de cet arrêt réside dans le pragmatisme de la solution. La Cour aurait pu adopter une lecture littérale des textes et considérer que toute session plénière hors de Strasbourg constituait une violation des décisions des États membres. Au contraire, elle a privilégié une approche finaliste, axée sur l’efficacité de l’action parlementaire. Elle accepte l’argument selon lequel la tenue de sessions spéciales ou supplémentaires à Bruxelles, notamment dans le cadre de la procédure budgétaire ou de la coopération avec le Conseil, répond à de telles « raisons objectives ».
La Cour encadre néanmoins strictement cette faculté. La décision doit rester une « exception » et ne pas remettre en cause le statut de Strasbourg comme lieu de réunion « normale ». L’autonomie du Parlement est donc reconnue, mais elle n’est pas absolue. Elle est conditionnée par un objectif de bon fonctionnement et ne doit pas se transformer en une tentative déguisée de modifier unilatéralement le lieu de travail. La solution est donc équilibrée, car elle préserve les prérogatives des États tout en dotant le Parlement des moyens de remplir ses missions.
B. La portée d’un arrêt affirmant le pouvoir d’auto-organisation
La portée de cette décision est considérable. Elle doit être lue comme un arrêt de principe qui renforce de manière significative le pouvoir d’auto-organisation du Parlement. En liant ce pouvoir au devoir de coopération loyale, la Cour lui confère une dimension quasi constitutionnelle. Le Parlement n’est plus seulement un organe dont le fonctionnement est tributaire des décisions des États ; il devient un acteur capable de surmonter les obstacles résultant de l’inertie politique de ces derniers.
Cette jurisprudence a durablement influencé les relations interinstitutionnelles. Elle a légitimé la pratique des « mini-sessions » à Bruxelles et a permis au Parlement de rationaliser son calendrier de travail. Plus fondamentalement, elle a affirmé que l’autonomie organisationnelle n’est pas une simple question administrative, mais un attribut essentiel de la souveraineté d’une assemblée parlementaire. En reconnaissant que le Parlement peut se doter des infrastructures nécessaires à son bon fonctionnement, la Cour lui a donné les moyens de son affirmation politique face aux autres institutions.