Par un arrêt du 23 novembre 1999, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions dans lesquelles la légalité d’un acte communautaire peut être contrôlée au regard des règles de l’Organisation mondiale du commerce. En l’espèce, un État membre a formé un recours en annulation contre une décision du Conseil relative à la conclusion de mémorandums d’accord avec deux pays tiers concernant des arrangements dans le domaine de l’accès au marché des produits textiles. Ces accords avaient été négociés à la suite des négociations commerciales multilatérales du cycle de l’Uruguay, mais l’État membre requérant estimait que les concessions accordées par la Communauté allaient au-delà des obligations prévues par les accords de l’OMC, portant ainsi préjudice à son industrie textile nationale.
La procédure a été engagée par une requête déposée en vertu de l’article 173 du traité CE, visant à l’annulation de la décision du Conseil. L’État membre requérant soulevait deux catégories de moyens. D’une part, il invoquait la violation de plusieurs règles et principes fondamentaux des accords de l’OMC, notamment ceux du GATT de 1994 et de l’Accord sur les textiles et les vêtements. D’autre part, il alléguait la violation de divers principes fondamentaux de l’ordre juridique communautaire, tels que le principe de coopération loyale, le principe de confiance légitime, le principe de non-rétroactivité et le principe de non-discrimination. L’institution défenderesse, soutenue par un autre État membre et par la Commission, a conclu au rejet du recours, contestant principalement la possibilité pour l’État requérant d’invoquer les règles de l’OMC pour contester la validité de l’acte.
La question de droit centrale posée à la Cour était donc de savoir si les accords conclus dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce figurent parmi les normes au regard desquelles le juge communautaire peut contrôler la légalité des actes des institutions. De manière subsidiaire, la Cour était amenée à déterminer si la décision attaquée méconnaissait certains principes généraux du droit communautaire.
La Cour de justice a répondu à la première question par la négative, affirmant que, compte tenu de leur nature et de leur économie, les accords OMC ne permettent pas en principe un contrôle de la légalité des actes communautaires. Elle a jugé qu’une telle justiciabilité n’est admise que dans deux hypothèses spécifiques : lorsque l’acte communautaire a pour objet de mettre en œuvre une obligation particulière assumée dans le cadre de l’OMC, ou lorsqu’il renvoie expressément à des dispositions précises desdits accords. Constatant que la décision attaquée ne relevait d’aucune de ces exceptions, la Cour a écarté l’ensemble des moyens fondés sur la violation des règles de l’OMC. Elle a ensuite examiné et rejeté les autres moyens tirés de la violation des principes généraux du droit communautaire.
La solution retenue par la Cour confirme sa jurisprudence antérieure sur l’invocabilité des accords commerciaux multilatéraux, en l’adaptant au nouveau cadre de l’OMC (I), tout en procédant à une application rigoureuse des principes généraux du droit communautaire dans le contexte de la politique commerciale commune (II).
I. LA REAFFIRMATION DU PRINCIPE DE L’INVOCABILITE LIMITEE DES ACCORDS OMC
La Cour de justice, dans sa décision, a fermement posé le principe selon lequel les accords OMC ne constituent pas une norme de référence directe pour le contrôle de légalité des actes communautaires. Cette position repose sur une analyse de la nature de ces accords qui conduit à une exclusion de principe de leur invocabilité (A), tempérée seulement par des exceptions d’interprétation stricte (B).
A. L’exclusion de principe des accords OMC des normes de contrôle de légalité
La Cour a pris soin de justifier sa position en se fondant sur la nature et l’économie mêmes des accords instituant l’OMC. Elle a rappelé que ces accords, à l’instar du GATT de 1947, demeurent fondés sur le principe de négociations menées sur « une base de réciprocité et d’avantages mutuels ». Ce système se caractérise par une flexibilité importante laissée aux parties contractantes. La Cour a notamment souligné que le mécanisme de règlement des différends de l’OMC, bien que renforcé, ménage une place prépondérante à la négociation, y compris après la constatation d’une violation. Elle a relevé que lorsqu’une mesure est jugée incompatible, le retrait immédiat de celle-ci n’est pas la seule issue, des compensations temporaires pouvant être négociées.
Imposer aux juridictions internes une obligation d’écarter les normes nationales contraires aux règles de l’OMC aurait pour effet de perturber cet équilibre. Comme l’indique la Cour, une telle obligation « aurait pour conséquence de priver les organes législatifs ou exécutifs des parties contractantes de la possibilité, offerte par l’article 22 dudit mémorandum, de trouver, fût-ce à titre temporaire, des solutions négociées ». En d’autres termes, une justiciabilité directe paralyserait la marge de manœuvre des autorités politiques, qui est au cœur du système de l’OMC. La Cour a également constaté l’absence de réciprocité de la part des principaux partenaires commerciaux de la Communauté, dont les systèmes juridiques n’admettent pas un tel contrôle juridictionnel. Permettre ce contrôle dans l’ordre juridique communautaire créerait un déséquilibre dans l’application des règles de l’OMC. C’est sur la base de cet ensemble de considérations que la Cour a conclu que, « compte tenu de leur nature et de leur économie, les accords omc ne figurent pas en principe parmi les normes au regard desquelles la Cour contrôle la légalité des actes des institutions communautaires ».
B. Les exceptions étroitement définies au principe d’exclusion
Après avoir posé ce principe de non-invocabilité, la Cour a rappelé les deux exceptions qu’elle avait déjà dégagées dans sa jurisprudence antérieure relative au GATT de 1947. Elle a ainsi énoncé que « ce n’est que dans l’hypothèse où la Communauté a entendu donner exécution à une obligation particulière assumée dans le cadre de l’OMC, ou dans l’occurrence où l’acte communautaire renvoie expressément à des dispositions précises des accords omc, qu’il appartient à la Cour de contrôler la légalité de l’acte communautaire en cause au regard des règles de l’OMC ». La première exception, dite de l’exécution, vise le cas où le législateur communautaire a manifesté son intention de transposer une obligation spécifique de l’OMC en droit interne. La seconde exception, celle du renvoi exprès, concerne la situation où un acte communautaire incorpore directement une disposition d’un accord OMC, la rendant ainsi pertinente pour l’interprétation et l’appréciation de la légalité de cet acte.
En l’espèce, la Cour a appliqué ces critères de manière restrictive. Elle a examiné la décision attaquée et a constaté que son seul objet était d’approuver les mémorandums d’accord négociés avec les deux pays tiers concernés. Elle a jugé que cet acte « ne vise pas à assurer l’exécution dans l’ordre juridique communautaire d’une obligation particulière assumée dans le cadre de l’OMC et elle ne renvoie pas non plus expressément à des dispositions précises des accords omc ». Par conséquent, les conditions pour un contrôle de légalité au regard des règles de l’OMC n’étaient pas remplies, conduisant au rejet de l’ensemble des moyens fondés sur ces règles.
II. LE REJET DES MOYENS FONDES SUR LES PRINCIPES GENERAUX DU DROIT COMMUNAUTAIRE
Au-delà de la question centrale de l’invocabilité des accords OMC, l’État membre requérant avait soulevé une série de moyens basés sur la violation de principes généraux du droit communautaire. La Cour a examiné chacun de ces moyens avec rigueur, écartant les arguments liés aux principes procéduraux et institutionnels (A) ainsi que ceux visant la protection des opérateurs économiques (B).
A. L’écartement des arguments relatifs aux principes procéduraux et institutionnels
L’État requérant a d’abord invoqué des arguments tenant au respect de la publicité des normes, de la transparence et de la coopération loyale. Concernant la publication tardive de la décision, la Cour a rappelé de manière laconique qu’une telle tardiveté « demeure sans influence sur la validité de cet acte ». Quant au manque de transparence allégué, fondé sur une résolution du Conseil relative à la qualité rédactionnelle de la législation, la Cour a simplement constaté que ladite résolution n’avait « pas d’effet contraignant ».
Plus substantiellement, le moyen tiré de la violation du principe de coopération loyale, ancré à l’article 5 du traité CE, a été rejeté. L’État requérant faisait valoir que la décision avait été adoptée sans tenir compte de sa position et des conditions qu’il avait posées lors de l’approbation des accords du cycle de l’Uruguay. La Cour a ramené le débat à sa juste dimension juridique en relevant que la décision attaquée relevait de la politique commerciale et devait être adoptée à la majorité qualifiée, conformément à l’article 113 du traité. Dès lors que cette règle de procédure avait été respectée, l’opposition d’une minorité d’États membres ne pouvait vicier la décision. Le principe de coopération loyale ne saurait en effet modifier les règles de compétence et de vote prévues par le traité.
B. L’écartement des arguments relatifs à la protection des opérateurs économiques
L’État membre requérant a également tenté de défendre la position de son industrie textile en invoquant les principes de confiance légitime et de non-discrimination. S’agissant de la confiance légitime, il soutenait que les opérateurs économiques étaient en droit d’attendre que le calendrier d’ouverture du marché fixé par l’ATV ne soit pas substantiellement modifié. La Cour a balayé cet argument en s’appuyant sur sa jurisprudence constante, selon laquelle « le principe du respect de la confiance légitime ne peut justifier l’intangibilité d’une réglementation, et ce, en particulier, dans des secteurs – comme celui de l’importation des textiles – où il est nécessaire et, par conséquent, raisonnablement prévisible que les règles en vigueur soient continuellement adaptées aux variations de la conjoncture économique ».
Enfin, concernant la violation du principe d’égalité de traitement, l’État requérant alléguait que les accords favorisaient les producteurs de laine au détriment de ceux de coton, filière prédominante dans son industrie. La Cour a rappelé que ce principe exige que « des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente, à moins qu’une différenciation ne soit objectivement justifiée ». Or, elle a estimé que les opérateurs des filières laine et coton agissaient sur des marchés distincts et n’étaient donc pas dans des situations comparables. Un éventuel traitement différencié résultant des négociations commerciales ne pouvait, dans ce contexte, constituer une discrimination.